L’Arabie saoudite a beau être l’allié traditionnel des puissances occidentales au Moyen-Orient, et notamment dans la lutte actuelle contre l’Etat islamique, le royaume est le principal soutien des mouvements fondamentalistes qui s’étendent dans le monde entier.
Atlantico : L’Arabie saoudite est un allié de longue date des puissances occidentales, et joue en principe un rôle de « pivot » au Proche-Orient et au Moyen-Orient. Pourtant, le pays est aussi le berceau du wahhabisme, l’islam influençant la plupart des mouvements djihadistes. Quelle est la nature du lien que le Royaume des Saoud entretient avec ces différents mouvements ?
David Rigoulet-Roze* : L’Arabie saoudite apparaît en effet comme un allié de longue date des Occidentaux en général et des Etats-Unis en particulier. L’expression de cette alliance tient d’ailleurs dans ce qui est passé à la postérité comme le de « Pacte du Quincy »[1].
Le deal sous-tendant cette alliance pouvait se résumer de la manière suivante : le monopole américain sur le pétrole saoudien en contrepartie de la sécurité militaire assurée par les Etats-Unis. Il faut comprendre que se profile alors la Guerre froide et qu’il n’est pas question de permettre à l’Union soviétique de prendre pied dans la région qui contient les plus grandes réserves pétrolières avérées de la planète. A cet égard, les déclarations des responsables américains sont instructives dans la constante qu’elles révèlent par-delà les Administrations américaines. Comme le déclara en juin 1948, le secrétaire américain à la Défense de l’époque, John Forrestall : « L’Arabie doit désormais être considérée comme incluse dans la zone de défense de l’hémisphère occidental ». Avec le début de la Guerre froide, le nouveau président démocrate Harry Truman (1945-1952) se voulut plus explicite encore dans une lettre adressée à Ibn Saoud en date du 31 octobre 1950 : « Aucune menace contre votre royaume ne pourra survenir sans constituer un sujet de préoccupation immédiate pour les Etats-Unis ». Le changement d’Administration américaine avec le président républicain Dwight David Eishenhower (1952-1961) ne fit que confirmer ce grand deal. La « doctrine Ike » reposait plus que jamais sur l’idée cardinale selon laquelle on ne met pas en difficulté les alliés pétroliers du « Monde libre », ce qui revenait à leur assurer une sorte de garantie d’immunité, sinon d’impunité. C’est selon.
Ces assurances américaines seront par la suite renouvelées par le président démocrate John Fitzgerald Kennedy (1961-1963) dans une lettre adressée à son successeur le roi Faysal, en date du 25 octobre 1963 : « Les Etats-Unis apportent leur soutien inconditionnel au maintien de l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite ». La base de cette alliance stratégique était encore résumée en ces termes à la fin des années 70 par Marshall Wylie, un diplomate américain : « Nous avons besoin de leur pétrole et eux de notre protection ». Cette alliance stratégique fut formalisée en ces termes par le président démocrate Jimmy Carter (1977-1981) dans son discours sur l’Etat de l’Union du 23 janvier 1980 : «Toute tentative, de la part de n’importe quelle puissance étrangère, de prendre le contrôle de la région du golfe Persique sera considérée comme une attaque contre les intérêts vitaux des Etats-Unis d’Amérique. Et cette attaque sera repoussée par tous les moyens nécessaires, y compris la force militaire ». On ne pouvait être plus clair.
Le fait est qu’à l’époque, les Américains ne se préoccupaient pas véritablement du fait que le royaume saoudien n’était pas précisément un modèle de régime démocratique. Et ce, d’autant moins que les Etats-Unis allaient largement utiliser à leur profit les deux qualités essentielles faisant de ce royaume un partenaire stratégique indispensable, deux qualités qui se combinaient alors opportunément : la première résidait dans le fait que ce régime ultra-conservateur sur le plan politique et religieux était apparu en mesure de faire obstacle à la vague montante, dans les années 50-60, du « nationalisme arabe » à caractère républicain. Lequel s’exprima sous une forme résolument anti-colonialiste d’abord – notamment avec le panarabisme « socialisant » de Gamal Abdel Nasser en Egypte -, puis anti-impérialiste ensuite, ce qui ouvrait une « fenêtre d’opportunité » inespérée au développement de l’influence soviétique dans la région[2] ; la seconde résidait dans le fait que le royaume d’Arabie saoudite – ce « royaume des sables » transformé par les grâces de la géologie en caricature de « Pays de l’Or noir », faisant de lui la « banque du pétrole », puisqu’il était, et est toujours quoiqu’on en dise parfois, doté des plus grandes « réserves prouvées » aisément accessibles de la planète[3] ce qui lui confère le statu de swing-producer (« producteur-pivot ») de l’OPEP -, disposait des moyens financiers idoines pour ce faire, les fameux « pétro-dollars ». Ces derniers allaient lui permettre de financer sa politique « réactionnaire » au premier sens du terme, en favorisant hors du royaume – lequel se trouve être historiquement le « berceau » du wahhabisme[4] – le développement d’une idéologie islamiste rétrograde dont le salafisme[5] constitue en quelque sorte le produit d’exportation.
De fait, il s’agit pour Riyad d’étendre l’influence saoudienne au-delà même du monde arabe selon le principe du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi », d’obédience exclusivement wahhabite, cela va sans dire). Cette forme d’islamo-salafisme peut prendre une expression particulièrement virulente lorsque les circonstances historico-politique lui offrent l’opportunité de se projeter à l’extérieur du Dar al islam (« Monde de l’islam ») dans le Dar al Harb (« Monde de la guerre ») à travers une logique spécifiquement djihadiste. A cet égard, le djihad anti-soviétique en Afghanistan au début des années 80 est emblématique d’une dynamique qui, en pleine Guerre froide, converge alors avec les intérêts américains. Le président américain Ronald Reagan qualifiera d’ailleurs les moudjahidines (« combattants de la foi ») de « combattants de la liberté » ceux qui allaient mener le djihad en Afghanistan largement financé par les « pétro-dollars » saoudiens. Au début des années 80, les recettes saoudiennes passèrent de quelque 65 milliards de dollars à près de 135 milliards en 1981[6]. Riyad offrait quasi-gratuitement des billets d’avion à ceux qui – comme un certain Oussama Ben Laden – manifestaient la velléité d’aller combattre l’Armée rouge en Afghanistan, cette dernière s’épuisant durant près d’une décennie avant d’entamer un piteux retrait en 1988. On retrouve encore l’Arabie saoudite lorsqu’elle convient avec les Etats-Unis de faire délibérément plonger, en août 1986, les cours du brut en ouvrant les vannes pour affaiblir l’Union soviétique, certes gros producteur d’hydrocarbures, mais simultanément gros consommateur, ce qui signifie que ses ressources étaient fortement dépendantes de ses ventes de produits énergétiques.
Or, en l’espace de six mois, le prix du brut passa de 28 dollars le baril à seulement 9 dollars pour stagner ensuite autour de 15 dollars[7]. Les prix de vente baissant brutalement, Moscou avait comme alternative soit de diminuer les achats effectués à l’étranger (notamment en termes d’équipement industriel) afin de rétablir une balance fortement déficitaire, soit de prélever sur la consommation interne de pétrole pour accroître les ventes en volume afin de préserver ses parts de marché. Dans les deux cas, l’économie soviétique ne pouvait être que pénalisée. Ce qu’elle fut effectivement. Cela contribua largement à accélérer l’effondrement du système soviétique en tant que tel, tout simplement parce que Moscou n’avait plus les moyens de ses ambitions[8]. Ce contexte géopolitique favorable permettait dans le même temps à l’Arabie saoudite de poursuivre la diffusion d’une forme de sunnisme radical – l’islamo-salafisme – au niveau de la Oummah (« Communauté musulmane ») au sein de laquelle il constituait plutôt l’exception que la règle. Le problème posé par les attendus spécifiques de la politique saoudienne n’apparaîtra que par la suite, en différé si l’on peut dire. C’est ce que les Anglo-saxons appellent le blowback (« effet retour »). D’une certaine manière, le solde d’une certaine « naïveté », sinon d’une certaine « indulgence » américaine interviendra avec les attentats du 11 septembre 2001, perpétrés par l’organisation d’Al-Qaïda fondée par Oussama Ben Laden : cette organisation islamo-terroriste apparaît en quelque sorte comme le sous-produit « monstrueux » de cette forme de sunnisme extrémiste promu par l’Arabie saoudite dès la fondation du royaume en 1932 grâce à la corne d’abondance des « pétro-dollars ».
A quelle hauteur l’Arabie saoudite a-t-elle contribué à financer le développement du wahhabisme ? Quels moyens ont été employés et quel était alors le but recherché ? Sa créature lui a-t-elle échappé ou faut-il y voir une certaine forme de duplicité ?
La promotion de l’obédience wahhabite par le régime saoudien est consubstantielle à l’identité du royaume. L’Arabie saoudite a, de fait, toujours préféré plutôt mettre l’accent sur l’unité de la Oummah musulmane subsumée par al-Hakamiyya, une « souveraineté » fondée directement par le Coran, et promouvoir une forme inédite de « panislamisme » induite par la garde saoudienne des « lieux saints » que sont La Mecque (Makkah Al-Mukkaramah, littéralement la « ville sainte » en arabe), et Médine (Al-Madinah Al-Munawarah, littéralement en arabe la « ville illuminée »), également connue sous l’appellation de Al-Madinah al-Nabi (« la ville du Prophète »), même si ce monopole n’est pas toujours du goût de tous les croyants qu’ils soient sunnites ou chiites d’ailleurs. Dès 1956, le prince et futur roi Fayçal déclarait que « l’islam [dans sa variable wahhabite exclusive évidemment, NDA] devait être au centre de la politique étrangère du royaume ». Cette stratégie recoupait également des intérêts plus triviaux. N’entendant pas vraiment partager avec les autres pays arabes le pactole pétrolier fourni par les plus grands gisements du Moyen-Orient, la dynastie saoudienne a ainsi récusé l’idéologie de l’unité arabe défendue par Gamal Abdel Nasser, et proclamé en revanche de manière ostensible le projet islamique d’unité de tous les musulmans, une entreprise démesurée qui, comme le souligne Yves Lacoste, a l’avantage procrastinant de ne pouvoir se réaliser dans l’immédiat. Le fait est qu’à l’origine, c’est bien directement pour contrer les tendances vues de Riyad comme dangereusement « révolutionnaires » de la Ligue Arabe pétrie de cet « arabisme unitaire » qui effrayait tant les Saoudiens, que le prince Fayçal avait organisé, en mai 1962, un « sommet islamique » à La Mecque. Lequel se présentait comme une réponse au « nationalisme arabe » et, pour ce faire, cherchait à étendre l’influence saoudienne au-delà précisément du « monde arabe », selon le principe susmentionné du daawa wal irchad (« prosélytisme et propagation de la foi »).
Atlantico.fr – 3 décembre 2015
*David Rigoulet-Roze est chercheur rattaché à l’Institut français d’analyse stratégique (IFAS) et rédacteur en chef de la revue Orients Stratégiques (L’Harmattan)
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