Entre 800 et 1000 combattants algériens ont été déportés sur l'île Sainte Marguerite (France), avec leurs familles, entre 1840 et 1880, en majorité des membres de la Smala de l'Emir Abd el-Kader. Beaucoup sont morts et enterrés sur l'île, la plus grande des quatre îles de Lérins, située en face de la ville de Cannes.
L'île Sainte Marguerite est séparée du continent par un détroit de 1.100 m. Elle est couverte par une forêt et s'étend d'Ouest en Est sur une longueur de 3 km, et sa largeur est de 900 m environ.
Dans ce cimetière sont enterrés environ 600 corps de prisonniers algériens décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore aujourd'hui aux cercles de pierres qui les entourent.
"Seront traités comme prisonniers de guerre et transférés dans un des châteaux ou forteresses de l’intérieur pour y être détenus, les arabes appartenant aux tribus insoumises de l’Algérie qui seraient saisis en état d’hostilité contre la France."
Cet arrêté du Maréchal Soult, ministre de la Guerre français, en 1841, allait créer les conditions de l'internement d'Algériens sur le sol français, jusqu'au début du XXe siècle indique Sylvie Thénault dans son étude intitulée « Une circulation transméditerranéenne forcée : l'internement d'Algériens en France au XIXe siècle. »
Désignés par l'arrêté de "prisonniers de guerre", ces Algériens transférés en France sont ceux pris "En flagrant délit d'insurrection, les conspirateurs armés, les chefs devenus suspects à cause de leurs relations avec l'ennemi ou de leur résistance persévérante à la domination française."
A partir de 1843, date de la prise de la Smala de l'Emir Abd el-Kader, plus de 500 hommes, femmes et enfants arrivèrent dans l'île. La tenue des registres laissant à désirer, différentes sources avancent carrément le double soit un millier de prisonniers qui ont été détenus dans cette île.
Selon l'historien Xavier Yacono, entre juin et juillet 1843, 49 hommes, 113 femmes, 89 enfants et 39 domestiques ont été débarqués sur l'île, escortés d'un contingent de soldats. Ils constituent la smala de l'émir Abd El-Kader. Un chef de guerre qui a résisté longtemps à l'armée coloniale française. Ses trois épouses, ses deux fils, sa famille, ses proches et ses subordonnés ont vécu plusieurs années dans la prison du fort.
" Vingt par cellule dans le fort "
Selon Jacques Murisasco, président de l'Association de défense du patrimoine historique de l'île, beaucoup de ces prisonniers sont morts sur l'île, notamment les enfants car les conditions de vie étaient particulièrement difficiles : « Au début, ils étaient à l'intérieur du fort, à vingt par cellule. Ils ne sortaient pas et dormaient sur des paillasses. Il y avait beaucoup de maladies à cause de l'eau qui venait des gouttières et était stockée dans des citernes. »
En 1842, alertées par un médecin, les autorités ont amélioré leur sort. « Un mur de 5,60 m de haut a été construit autour de la cour pour les laisser sortir. Et ils pouvaient prendre l'eau du puits » raconte encore Jacques Murisasco.
Le cimetière musulman de l'île témoigne encore aujourd'hui de cette partie méconnue de l'histoire de l'île.
Des cercles de pierres
Ce carré de sous-bois cacherait environ 600 corps de prisonniers musulmans décédés au fil du temps. Les tombes sont reconnaissables encore aujourd'hui au cercle de pierres qui les entoure. C'est la tradition chez les Algériens. Ils protégeaient ainsi les corps de l'appétit des charognards ».
Autre curiosité, la stèle patriotique à la mémoire des soldats morts pour la France qui trône dans le cimetière musulman : « Il n'y a aucun soldat ayant combattu pour la France ici. Et pourtant, les anciens combattants viennent tous les ans déposer deux gerbes » ironise jacques Murisasco.
Ouverture d'autres centres de détention
La surpopulation de l'île, consécutive à l'arrivée massive de "prisonniers de guerre" en 1843, allait entraîner l'ouverture d'autres centres de détention : le fort Brescou, au large du cap d'Agde, puis, en 1844-1845, les forts Saint-Pierre et Saint-Louis à Sète. À Toulon, où débarquaient les prisonniers d'Algérie, le fort Lamalgue, lieu de transit, tendait à devenir permanent. Chacun de ces forts avait une capacité d'une centaine de places, de 83 à Saint-Pierre jusqu'à 180 à Lamalgue. En 1847, tous étaient saturés. Les fonctionnaires du ministère de la Guerre pensèrent alors à l'île de Ré puis à l'île d'Aix, prévoyant la réfection de bâtiments sur place.
Les envois, par ailleurs, débordèrent ponctuellement des lieux prévus. En 1857, par exemple, un homme, « auteur de troubles et de désordres », fut envoyé pour trois ans à l'île de Ré36. En 1872, de même, celle de Porquerolles figurait dans la liste des destinations à donner, en sus de celles habituelles, à plus d'un millier d'« otages » de la province de Constantine, pris dans la répression de l'insurrection déclenchée par El-Mokrani. L'appropriation du château d'If fut aussi mise à l'étude. C'est dans ce contexte que des Algériens arrivèrent en Corse. En mars 1859, lors de la première désaffection de Sainte Marguerite, trente-sept hommes repérés comme « dangereux pour l'ordre public » furent en effet transférés à la caserne Saint-François d'Ajaccio. Puis, en 1864, alors que l'insurrection des Ouled Sidi Cheikh venait de débuter, la citadelle de Corte s'y ajouta. Elle compta jusqu'à 320 internés, avant d'être abandonné en 1868 ; la caserne d'Ajaccio avait de même cessé d'être utilisée. Puis l'insurrection d'el-Mokrani en 1871 entraîna le réemploi momentané de la citadelle de Corte, ainsi que l'usage de la citadelle de Calvi. En 1883, enfin, le « dépôt des internés arabes » de Calvi déménagea de la citadelle au fort Toretta. Ce fort devint le dépôt exclusif des internés d'Algérie l'année suivante, en 1884, au moment où Sainte Marguerite fut définitivement abandonnée. Les effectifs diminuèrent fortement avec la fin des insurrections. Alors que 500 hommes environ étaient présents au fort Toretta fin 1871, ils n'y furent jamais plus de 70 à 80 à la fois par la suite.
Le lieu d'inhumation des 24 internés morts à Calvi, identifiables dans les registres d'état civil de la commune, reste toujours inconnu.
Mohamed Belkhir et Cheikh Douina
En dehors des archives publiques, un seul témoignage nous est parvenu : celui de Mohamed Belkheir. Âgé d’une soixantaine d’années au moment de son internement, en 1884, Mohamed Belkheir fut interné à Calvi pour son incitation et sa participation à la révolte dans ce Sud-Oranais que les Français peinaient à soumettre. Si la durée de son internement reste discutée, il est sûr qu’il en revint avant de mourir vers 1905
« À Calvi exilé, avec Cheikh Ben Douina, nous voilà otages ! Quand agiras-Tu, Créateur, sauveur des naufragés entre deux océans ? J’étouffe et veux fuir du pays des roumi chez les musulmans.»
« Je suis en exil à Calvi, banni de mon pays en compagnie de Cheikh Douina, comme gages. Dieu qui m’a créé, quand pourrai-je me préparer (à partir d’ici) ? Ô Toi qui délivres ceux qui sont dans une impasse, délivre-nous des deux mers. Je me sens oppressé et voudrais décamper d’une terre d’infidélité et me rendre en terre d’Islam », lit-on aussi pour son incantation calvaise.
D'autres transferts d'Algériens ont eu lieu au XIXe siècle, en particulier vers les prisons. Celles de Nîmes, d'Aniane et de Montpellier recevaient ainsi, dans les années 1840, les condamnés d'Algérie à des peines supérieures à un an, en raison des insuffisances des structures pénitentiaires dans la nouvelle colonie en cours de conquête. Le procès des insurgés de Marguerite, au tout début du XXe siècle, s'est également tenu dans la région, à Montpellier. Ces flux contraints d'Algériens vers le sud de la France, pendant plus d'un demi-siècle, renvoient à une histoire plus large, dont Jocelyne Dakhlia a déploré l'absence et qu'elle appelle de ses voeux : celle de la présence « musulmane » en France. Les traces laissées par ces internements d'Algériens en France au XIXe siècle sont ténues – ainsi il reste des tombes à Sainte Marguerite.
3.300 prisonniers
On sait que les prisonniers les plus importants, comme les plus proches parents d’Abd El Kader, ont été emprisonnés sur l’île Sainte-Marguerite, au large de Cannes. A Sète, il semble que la plupart des prisonniers aient été capturés au cours des combats postérieurs à la prise de la Smala d’Abd El Kader, qui a eu pour conséquence immédiate la mise en détention de plus de 3.300 personnes réparties dans toutes les prisons disponibles sur le littoral méditerranéen. Certaines ont été dirigées vers le fort Ratonneau, près de Marseille, où 520 prisonniers étaient déjà incarcérés. D’autres ont été conduites au fort de Brescou, au large d’Agde.
200 martyrs enterrés à Marseille
Les registres municipaux d’état civil mentionnent un premier décès dès le 23 août 1845, soit cinq mois après l’emprisonnement de ces hommes à Sète. Ce premier décès enregistré est celui de Ahmed ben Sebah, âgé de 40 ans, originaire de Mascara. Entre 1845 et 1856 suivent 192 autres décès. Les causes de toutes ces morts sont inconnues. Tous ces prisonniers ont toutefois reçu des soins et leurs fins de vie ont été déclarées à l’ Hôpital Saint-Charles. Leurs dépouilles ont été ensevelies dans le cimetière communal, voisin des forts, dont la célébrité est devenue retentissante, à partir de 1945, après l’inhumation du poète et académicien local Paul Valéry en souvenir duquel ce cimetière est devenu le «Cimetière Marin».
Dans les années qui suivirent la prise de la Smala d’Abd El Kader par le duc d’Aumale, entre 1846 et 1855, à Sète, de ces proscrits, il en est mort 192. Le plus jeune avait 20 ans ; il s’appelait Salem Ben Meftah, fils de Meftah et de Aïcha ; il était né à Médéa et était journalier. Le plus vieux avait 89 ans ; il s’appelait Ben Youssef ben Saïd ; les archives ne disent rien d’autre que son numéro matricule : 189. Premières victimes de la première guerre de la France en Algérie, premiers martyrs des premiers combats des Algériens pour l’indépendance, tous ces laissés-pour-compte de l’histoire ont fini «à la fosse commune du temps» qu’évoquait dans ses chansons le poète sétois Georges Brassens, sans penser à leur tragique destin. La «Rampe des Arabes» est désormais leur mémorial.
Ni anciens combattants ni tirailleurs sénégalais
L'un milite, convaincu qu'il abrite des tirailleurs sénégalais. D'autres y honorent la mémoire d'anciens combattants... qui n'en sont pas. Quelle est la vérité?
Il a frappé à toutes les portes. Convaincu du bien fondé de sa démarche. Depuis sept ans qu'il a découvert son existence, Boubou Sow, président de l'association France-Sénégal de Cannes multiplie les démarches en faveur du cimetière musulman de Sainte-Marguerite. Une nécropole occupant environ 1 000 m2, au nord de l'île. Son objectif ? « Réhabiliter ce cimetière qui abrite des tirailleurs sénégalais. »
La réponse du ministère français de la Défense
Pour ce faire, le président Sow a écrit au député-maire, au sous-préfet, à madame l'ambassadeur du Sénégal en France et jusqu'au ministère de la Défense et des anciens combattants qui lui a répondu : « Il ne s'agit pas d'un cimetière sénégalais, mais d'un cimetière musulman. Ce site accueille les corps des fidèles de l'émir Abd el-Kader faits prisonniers à la prise de la Smala en 1843 et décédés sur place. Ce cimetière n'abrite donc pas des militaires morts pour la France, seul critère qui fonde la compétence du ministère de la Défense et des anciens combattants. » Et de regretter « de ne pouvoir réserver une suite favorable » à cette demande. Donc pas de tirailleurs sénégalais dans ce cimetière.
« Une violence à la vérité historique »
Mais qui sont en fait les musulmans enterrés au petit cimetière qui jouxte celui de Crimée se demande Nice matin qui a fait sa propre enquête « Ce sont des prisonniers algériens que l'autorité coloniale a fait déporter entre 1840 et 1884, pour des motifs essentiellement politiques », affirme Michel Renard, historien, qui a consacré un ouvrage au site sous le titre "Enquête ethnographique sur une nécropole musulmane oubliée". Pour Jacques Murisasco, « ce sont essentiellement des membres de la Smala d'Abd el-Kader. »
Reste un mystère : pourquoi la stèle érigée au centre du cimetière porte-t-elle l'inscription « A nos frères musulmans morts pour la France » ? « C'est une violence à la vérité historique, déplore Michel Renard, les musulmans enterrés ici sont morts " par " la France et non " pour " la France. » Et pourtant chaque 1er novembre, la ville de Cannes, le Souvenir français et l'association « les Amis des îles », viennent, chacun, déposer une gerbe au pied de la stèle. « Et ça dure depuis 1965 ! », souligne Jacques Murisasco.
« Certains n'en démordent pas ! »
Alors qui a fait graver cette stèle et pourquoi se demande Nice Matin. En fait, et bizarrement, personne ne le sait. Ni le service des cimetières, ni les archives, ni plusieurs historiens consultés. Pas même le Souvenir français, ainsi que confirment son président le général Morel, son vice-président René Battistini, et sa présidente honoraire, Geneviève de Bustos.
Pourquoi déposer une gerbe sur un site qui n'abrite pas d'anciens combattants ? « Par habitude », évacue l'un. « J'ai essayé de dire que ce n'était pas logique, invoque un autre, mais certains n'en démordent pas ! »
« Simplement, peut-être, par méconnaissance", relative Michel Renard. "Quoi qu'il en soit, c'est un endroit émouvant, alors pourquoi ne pas imaginer faire de Sainte-Marguerite, un lieu de réconciliation ? » espère l'historien.(Cet article a déjà été publié dans notre édition du 29 août 2016)