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Tunisie : l'expertise d'un ancien ambassadeur sur la situation actuelle de son pays

19-09-2017 14:52  Amine Bouali

M. Hichem Abdellah a débuté sa carrière diplomatique du temps du président Habib Bourguiba en qualité de consul de Tunisie à Madrid puis a exercé sous la présidence de Ben Ali en qualité de conseiller économique auprès de l'Ambassade de Tunisie à Rome puis au Brésil, en tant que chargé d'affaires de son pays à Brasilia et plus tard à Moscou, en tant que ministre plénipotentiaire. Il a terminé sa carrière en qualité d'ambassadeur-directeur du Protocole diplomatique au ministère tunisien des Affaires Etrangères. Il est le fils de Brahim Abdellah (sur la photo, l'homme assis à droite, portant le fez, en compagnie de Habib Bourguiba) le secrétaire général de l'Union générale de l'agriculture tunisienne (UGAT) du temps de la lutte de la Tunisie pour son indépendance. Son excellence Hichem Abdellah a accepté de répondre aux questions d'Algérie1.

M. l'ambassadeur, je viens d'un pays, l'Algérie, qui a vécu en octobre 1988, l'équivalent du "fameux" printemps tunisien de 2012.. Quel bilan faites-vous, aujourd'hui, de ces événements qui ont bouleversé la rue puis ébranlé les institutions, dans la Tunisie sœur ? Quels sont, d'après vous, leur côté positif et aussi leur face sombre ?

D'abord, je voudrais saluer à travers vous, sincèrement et sans langue de bois aucune, l'amitié solide et légendaire qui unit depuis plusieurs générations les deux peuples tunisien et algérien, une amitié ancienne qui a toujours survécu aux aléas de l'Histoire. Je ne peux franchement ne pas évoquer au passage, non sans nostalgie ni profonde émotion, de vieux souvenirs d'enfance, des liens de solidarité et de bon voisinage tissés entre les familles tunisiennes et les familles algériennes résidant dans les mêmes quartiers. Cela se passait en banlieue sud de Tunis et plus précisément à Hammam-Lif, une localité balnéaire qui avait accueilli pendant la guerre de Libération nationale, des centaines de familles algériennes dont les enfants fréquentaient avec nous la même école et participaient en bons compagnons à nos jeux. Ceci dit et pour revenir au vif du sujet, et loin de moi l'idée de prétendre à une quelconque expertise politique ou autre, je me contenterai de livrer une opinion personnelle d'un ancien diplomate et d'un observateur des événements qui ont secoué mon pays de la manière, je dirais, la plus imprévisible de par leur ampleur, leur impact et surtout leurs incidences et leurs effets "d'avalanche" sur d'autres pays, de la Libye au Yémen en passant par l'Egypte et la  Syrie.

De ce fait, je ne saurais à vrai dire, affirmer en toute certitude que les événements qui avaient ébranlé l'Algérie en octobre 1988, puissent être, en dépit certes des similitudes observées, considérés comme l'équivalent du "printemps arabe" ou "printemps tunisien", étant donné la complexité de chaque situation, sa singularité et son contexte aussi bien endogène qu'exogène ainsi que ses différents développements dans chacun des deux pays. Laissez-moi vous dire que, déjà dans le cas de la Tunisie,  le terme "printemps tunisien" ne fait pas encore l'unanimité. Certains le qualifient, par désenchantement, de soulèvement et d'insurrection populaires, d'autres vont jusqu'à parler de "coup d'Etat" fomenté de l'extérieur, en connivence avec des parties intérieures, dans le cadre d'un nouveau projet, une sorte "d'accords sykes-Picot" revisités visant la mise en oeuvre d'un nouveau plan de partage touchant l'Afrique du Nord et le Moyen-Orient et dont la Tunisie serait non seulement la tête de pont mais le laboratoire d'essais de prédilection. D'autres analystes avertis penchent pour la qualification du "cataclysme" tunisien" de vraie révolution, et là il faudrait peut-être des décennies pour le vérifier, en tirer les conclusions et récolter éventuellements ses fruits.

Tout compte fait et quelles qu'en soient les dénominations que l'on pourrait attribuer à ce bouleversement vécu depuis plus de six ans par la Tunisie, on peut dire qu'eu égard à un changement politique d'une telle ampleur et d'une telle envergure, qui s'est à fortiori déroulé pacifiquement et, en tout cas, sans violence extrême, il revêt en soi l'un de ses côtés les plus reluisants quand on connait l'état de guerre civile, d'instabilité et de chaos auquel ont abouti les divers  "printemps arabes" et les incertitudes qui pèsent encore à ce jour sur les possibilités de retour à l'ordre et à la stabilité dans la plupart de ces pays pour pouvoir envisager, un jour, la mise en oeuvre d'institutions démocratiques viables et durables.

 "Une constitution démocratique et progressiste "

Bien d'autres aspects positifs existent et ils sont nombreux et connus. j'en citerai quelques uns qui me paraissent les plus évidents : d'abord la promulgation d'une nouvelle constitution, une constitution démocratique et progressiste qui consacre dans son article 2 (défini comme immuable et irrévocable) de manière claire et explicite, le caractère civil de l'Etat tunisien. Sans parler des avancées nettes concernant les libertés individuelles et notamment celles ayant trait aux libertés de croyance et de conscience ainsi qu'à l'égalité totale entre hommes et femmes, assortie de l'obligation de l'Etat de veiller à son respect.

Cette constitution a été fondamentale dans l'activation du processus démocratique et dans l'édification d'institutions démocratiques, les unes achevées et les autres sont en voie de l'être. On ne peut pas ne pas rappeler, à cet égard, que cette constitution, même si elle était le fruit de consensus acquis grâce, dit-on, à une "potion magique" concoctée par des constitutionnalistes avertis et à un dosage savant qui a pu concilier les exigences des uns et des autres et venir à bout des intransigeances d'un parti islamiste ultra-conservateur majoritaire, cette constitution, dis-je, a été arrachée sous la pression d'une société civile alerte, vigilante et forte et surtout grâce au soutien massif et actif et sans précédent de centaines de milliers de femmes qui avaient investi au cours de l'été 2013, durant plusieurs semaines de sittings sur les places et avenues de la capitale, Tunis, en pleine canicule et plein mois de Ramadan, pour réclamer un Etat civil et la garantie de l'égalité des droits entre citoyens. Ceci pour vous montrer l'ancrage qui s'est désormais opéré dans la culture démocratique et des droits chez les citoyens, engendré par ce "bouleversement" ou "printemps tunisien". Inutile de m'étendre davantage sur les acquis de cette constitution grâce à laquelle la Tunisie a pu mener ses premières élections législatives et présidentielles aussi transparentes que démocratiques et réaliser sans encombres, sa transition démocratique et, pour la première fois de son histoire contemporaine, son alternance au pouvoir.

Mais évidemment tout n'est pas rose dans cette transition politique considérée par beaucoup d'observateurs dans le monde comme étant l'exception tunisienne et le modèle à suivre par les pays du "printemps arabe ". Outre le désenchantement et la crise de confiance qui gagnent de larges secteurs de l'opinion publique à l'égard d'une classe politique qui n'a pu ni su répondre aux attentes de ses électeurs, ajoutés à la plus grave crise économique et financière jamais connue auparavant. Divers autres facteurs ont constitué, au fil des années, autant de zones d'ombre que de freins à la mise en oeuvre des réformes aussi bien politiques qu'économiques. Il s'agit en premier lieu d'un problème d'ordre institutionnel ayant trait au régime politique de type parlementaire imposé par la Nahdha* à ses partenaires dans la constitution, un système mixte "bâtard" plus parlementaire que présidentiel, limitant au maximum les prérogatives du président de la République, ce système qui n'a pas tardé à faire preuve de ses limites en conduisant à l'éparpillement et à la déconcentration des pouvoirs entre les trois présidents (présidents de gouvernement, de la République et de l'Assemblée) et qui s'est généralement traduit par le retard ou même le blocage de décisions parfois vitales pour la marche du pays..

M. l'ambassadeur, comment imaginez-vous l'évolution de la situation politique et économique dans votre pays dans les prochaines années ? Quels sont, selon vous, les plus grands périls qui guettent sa stabilité et menacent son développement ?

L'économie et la politique sont intiment liées du fait de leur interaction évidente et la réussite de l'une peut favoriser et contribuer, par voie de conséquence, à celle de l'autre et vice versa, mais la démocratie et l'essor économique peuvent ne pas aller systématiquement de pair. C'est bien malheureusement le cas de la Tunisie aujourd'hui. Je ne vous divulgue pas de secret en vous disant qu'en l'état actuel des choses, la situation économique est très délicate pour ne pas dire alarmante, d'autres analystes, plus pessimistes et plus alarmistes, n'hésitent pas à parler même d'une économie au bord de la faillite. En tout cas, la crise économique et financière quel qu'en soit le degré de gravité, constitue actuellement l'une des principales sources de préoccupation pour tout le pays et dont la persistance risque d'assombrir davantage les horizons politiques du pays et de faire peser de sérieuses menaces sur la poursuite du processus démocratique dans les conditions normales et escomptées. C'est à cette tâche ardue que doit s'atteler le gouvernement de  "Youcef Chahed 2"** pour tenter de sauver et de redresser une économie ruinée sous le règne de la fameuse Troika*** dirigée par la Nahdha et ses alliés.

Ce gouvernement, qui vient d'être investi par une confortable majorité, s'est d'ores et déjà déclaré "gouvernement de guerre "; guerre d'abord contre le terrorisme, celui-ci, en dépit des succès notables, n'est pas encore totalement éradiqué eu égard notamment à la persistance de l'instabilité politique et sécuritaire qui règne en Libye; guerre contre la corruption qui gangrène l'administration ainsi que de larges secteurs de l'économie; guerre contre le chômage qui touche au premier chef les jeunes diplômés; guerre contre les disparités régionales etc...

Tout un ambitieux programme donc annoncé qui fixe le cap 2020, assorti de mesures aussi urgentes que douloureuses et impopulaires tels que la maîtrise de la masse salariale qui grève lourdement le budget de l'Etat par l'incitation aux départs à la retraite; allègement de la caisse de compensations****; lutte contre l'évasion fiscale etc... Ainsi que tant d'autres mesures visant le rétablissement des finances publiques. En résumé, il semble que la mission du gouvernement Chahed s'annonce délicate voire périlleuse, celui-ci ne manque pas néanmoins à mon humble avis, d'atouts. Son action qui s'inscrit déjà dans un consensus politique plus large lui assure un soutien plus ferme des principaux partis majoritaires au parlement. Le capital sympathie dont jouit le chef de gouvernement actuel Youcef Chahed auprès d'un large secteur de la population et de l'opinion, depuis le lancement de sa campagne contre la corruption, pourrait lui servir d'atout non négligeable.

Il est important également de souligner que le chef de gouvernement qui a fait appel à certains ministres chevronnés ayant servi sous Ben Ali, dispose d'une équipe de qualité susceptible de mener à bien les réformes proposées. Bien entendu la réussite de ce gouvernement reste, dans
une large mesure conditionnée par l'adhésion à son programme de la puissante Centrale ouvrière (UGTT).

L'UGTT et la capacité de cette dernière à maîtriser sa base et notamment son aile gauchiste et ultra-revendicative, attachée à un syndicalisme traditionnel pur et dur, farouchement opposée aux réformes jugées trop "libérales" du gouvernement et notamment à celles ayant trait à la politique de privatisation même partielle dans le secteur public non stratégique, ou hostile à tout projet de partenariat "privé-public" préconisé et défendu bec et ongles par le chef du gouvernement Youcef Chahed qui y voit le levier idoine et nécessaire à la relance de l'économie.

Outre les défis majeurs auxquels devra encore faire face notre pays (terrorisme, corruption et contrebande, crise économique, chômage, etc..) le dialogue avec la centrale syndicale constitue, à mon avis, un défi non moins négligeable à relever par le pouvoir. Les chances de succès vont par ailleurs dépendre de l'aptitude et la crédibilité des gouvernants à faire accepter des réformes qui s'annoncent douloureuses et impopulaires et qui exigent beaucoup de sacrifices.. Le pari n'est pas gagné d'avance mais l'espoir est encore permis du fait de la volonté politique et la détermination affichée par un chef de gouvernement, jeune, charismatique, dynamique et plein d énergie et qui, plus est, jouit malgré le désenchantement grandissant des citoyens vis à vis de la classe politique, d'une popularité confirmée par les derniers sondages l'accréditant d'un taux de satisfaction qui se situe à plus de 70%, mais aussi du soutien d'une majorité confortable au parlement et de diverses organisations professionnelles et à leur tête la centrale patronale UTICA.

Sur le plan régional et international, la Tunisie devra continuer à compter davantage sur la coopération soutenue qui la lie aux pays voisins et amis et au premier chef à son grand voisin algérien, avec qui elle partage une communauté de destin et d'intérêts et notamment dans le domaine sécuritaire et dans la guerre commune qu'ils livrent contre le terrorisme et le crime mondial organisé. Et pour plus d'efficacité, tous ces efforts concertés doivent également s'intensifier pour contribuer à hâter une solution durable au conflit libyen, sans laquelle ni paix ni stabilité régionale ne peuvent être envisageables.

NDLR: *Parti islamiste tunisien.

**Youcef Chahed a annoncé la formation de son nouveau gouvernement d'union nationale, le 6 septembre 2017.

***La Troïka est un gouvernement de coalition formé de 3 partis politiques (dont le parti Nahdha) dirigé par Hamadi Jebali puis Ali Lerayedh, de novembre 2011 à novembre 2014.

****La caisse de compensations est une caisse de subvention des produits de base, financée par le budget de l'Etat tunisien.



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