L’écrivain algérien Salah Guemriche (qui vient de publier, il y a quelques semaines, à Paris, ses deux derniers ouvrages : « Chroniques d’une immigration choisie » et « Algérie, 2019. La reconquête ») a déposé, en 2014, une plainte pour plagiat contre Alain Rey, un linguiste et lexicographe de renom, qui est le rédacteur en chef des Éditions Le Robert (le fameux dictionnaire). Le jugement de cette affaire de plagiat, qui est passée ce lundi 16 septembre au Tribunal de grande instance de Paris, a été mis en délibéré au 11 octobre prochain. Nous avons demandé à M. Salah Guemriche (qui est le plaignant) de nous donner sa version des faits, en attendant le verdict de la justice qui sera connu dans une vingtaine de jours.
Algérie1 : Pourquoi attaquez-vous en justice M. Alain Rey qui est le responsable du fameux dictionnaire Le Robert ? Que lui reprochez-vous exactement ?
Salah Guemriche : D’abord, il faut que je vous situe le sujet de mon livre à propos duquel il y a polémique. En fait, au départ, je pensais juste faire un petit lexique d’une centaine de mots. Mais plus je me plongeais dans les étymologies de siècle en siècle, depuis le Moyen-âge et, surtout, depuis Rabelais et le XVIe siècle, plus je découvrais que les fameux dictionnaires français, y compris Le Robert, avaient « zappé » la véritable étymologie de certains mots pour les faire dériver du latin, de l’italien ou de l’espagnol, alors que ces deux dernières langues elles-mêmes avaient emprunté les mots en question à l’arabe, parfois au turc ou au persan.
Du coup, la curiosité et le plaisir de la découverte aidant, je ne pouvais plus m’arrêter. Mon dictionnaire fut publié en 2007. Et puis, en 2014, voilà que ma femme me signale un ouvrage d’Alain Rey qu’elle avait vu à la Fnac, intitulé : « Le voyage des mots… ». Tout de suite, cela a fait « tilt » : c’est presque le titre de la préface que la regrettée Assia Djebar avait consacrée à mon Dictionnaire : « Le Voyage des mots arabes dans la langue française ». J’ai aussitôt fait un saut à la Fnac. En feuilletant le livre d’Alain Rey, j’ai eu l’impression effarante de relire mon manuscrit.
Quelques jours après, je plongeais dans un travail fastidieux : confronter les deux textes. Le résultat me sidéra : les fruits de mes recherches, je les retrouvais en grand nombre repris dans « Le Voyage des mots » d’Alain Rey. Jusqu’à des références personnelles, anecdotiques. Pour ne prendre qu’un mot : « Galetas ». D’origine turco-persane, passé par l’arabe : à la fin de l’entrée, je fais une extrapolation sur Galata (qui est aujourd’hui une banlieue d’Istanbul), en citant au passage le nom de Galatasaray, le célèbre club de foot, et ce, juste pour faire plaisir à mon fils, qui, à l’époque, était un fan de ce club.
Eh bien, la même référence est reprise dans « Le Voyage des mots » !... Ce n’est qu’un exemple anecdotique, mais c’est justement révélateur de la paresse de ceux qui ont fait ce travail. Quand je dis « ceux », je veux parler du staff de collaborateurs qu’Alain Rey a l’habitude d’employer. Il y a encore d’autres exemples, 178 en tout pour seulement 29 où Alain Rey me cite nommément, et toutes ces « coïncidences » sont mentionnées dans le dossier qui a été remis par mon avocat à la juge, lundi dernier.
Algérie1 : Le jugement de cette affaire vous opposant à M. Alain Rey a été mis en délibéré au 11 octobre prochain. Pensez-vous avoir une chance de gagner votre procès contre une sommité de l’édition française ?
Salah Guemriche : J’ai eu l’avocat au téléphone… J’ai ainsi appris que la partie adverse a essayé tous les arguments classiques de contestation. Et il y en a un qui m’a fait éclater de rire, c’est quand l’avocat d’Alain Rey a dit à mon avocat : « Votre client a lui aussi pris chez mon client ! ». Cela m’a fait éclater de rire, oui. Manque de pot pour Alain Rey, et mon avocat l’a signalé à la juge, dans mon dictionnaire il m’est arrivé de « corriger » Le Robert. Si vos lecteurs ont un Petit Robert sous les yeux, qu’ils regardent au mot « trafic ». Le Robert dit que l’origine est inconnue ou incertaine, ou, selon l’édition, de l’italien « traffico ». Or, moi, j’ai apporté la preuve que ce mot est d’origine arabe.
Je vous renvoie à l’entrée « Trafic » de mon dictionnaire. On peut clairement y voir la démarche que j’ai empruntée tout au long de mon travail. Pour « trafic », il m'avait fallu tirer le fil de loin, de très loin, et par déduction arriver à l'expression arabe « tarwig el-moukhadârat » pour « trafic de stupéfiants », « tarwidj », prononcée à l'égyptienne (« g » au lieu de « dj »). Le « w » devenant « f », comme le déplacement ou la disparition du « r », ce sont des choses courantes en phonétique lors du passage de certaines langues à d’autres. Comme le verbe arabe « farfara » qui est à l’origine du français « fanfaron », ou « matrah » qui a donné « matelas », « qantar » qui a donné « quintal », « turjuman » qui a donné « drogman » puis « truchement ».
J’ai fait de même avec plusieurs autres mots dont l’origine est occultée par Le Robert, qui privilégie une origine latine ou espagnole ou italienne ou même catalane. Ce fut une longue recherche avant que je n’arrive à ce résultat. C’est justement l’économie qu’aura faite Alain Rey ! Et cela, la partie adverse aura du mal à le contester. Est-ce que cela sera suffisant pour convaincre la juge et les deux magistrates ? Est-ce que je pense gagner ? Je l’espère, oui, mais on n’est jamais sûr dans ce genre de litige.
Algérie1 : N’est-ce pas un peu le pot de terre contre le pot de fer ?
Salah Guemriche : Evidemment ! D’ailleurs, c’est la notoriété de M. Alain Rey qui avait impressionné mon éditeur (les éditions du Seuil) au point que le service juridique de la maison m’avait lâché ! Rendez-vous compte : une icône de la langue française accusé d’avoir « copié » sur un obscur écrivain, un francophone qui plus est !... Je comprends que cela passe mal. Et pourtant, je reste confiant. En la justice, oui. Mais aussi parce que les pièces que j’ai réunies parlent d’elles-mêmes. Il n’y a pas une page du « Voyage des mots » qui ne comporte des reprises de mon dictionnaire. Je pèse mes mots : pas une page ! Certaines pages fourmillent même de données que je suis allé chercher dans les siècles passés, ce que M. Alain Rey n’a pas fait. Et vous savez pourquoi ? C’est très simple : M. Alain Rey, et c’est lui qui l’avait dit, avait mis 4 mois pour faire son livre ! Et vous savez où il l’avait dit ? A Alger, lors d’une conférence qu’il avait donnée à l’Institut français.
Un an plus tôt, j’avais moi-même donné une conférence sur le même sujet et pour le même Institut : à Tlemcen, Alger et Constantine. Pour son passage à lui, j’avais eu le réflexe de demander à un ami journaliste, Walid Bouchakour, d’enregistrer pour moi ladite conférence. Et cet enregistrement, dans lequel Alain Rey affirme qu’il avait fait son livre le temps d’un été, eh bien, il fait partie du dossier que mon avocat a remis lundi à la juge. 4 mois, même pour un grand spécialiste, c’est impossible. Des linguistes, que j’ai interrogés, n’y croient pas. Maintenant, je vais vous dire ma conviction intime : je n’ai jamais cru que c’est M. Alain Rey en personne qui avait puisé dans mon dictionnaire. Je pense que ce sont ses collaborateurs, à qui il avait confié l’essentiel du travail, et qui sont allés se servir dans mon dictionnaire, se croyant sans doute à l’abri, du fait de la notoriété de leur employeur. Sauf que l’auteur seul est juridiquement responsable de ce qu’il signe, ou plus exactement l’auteur et son éditeur.