Entretien réalisé par Amine Bouali
Titulaire d’un doctorat en Études Politiques de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS, Paris) portant sur les mécanismes et discours de conservation de l’ordre social par les élites religieuses libanaises, Raphaël Gourrada est un spécialiste des questions politiques, sociales, sécuritaires et stratégiques de la région syro-libanaise. Il travaille depuis des années sur le Liban où il a vécu entre 2014 et 2017. Il est membre du Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO), et fellow (enseignant-chercheur) à l’Institut Open Diplomacy. Raphaël Gourrada a accepté de répondre à quelques questions d’Algérie1 à propos de la situation qui prévaut actuellement au Liban.
Algérie1 : Une première question si vous voulez bien Monsieur Raphaël Gourrada : comment, selon-vous, le Liban en est arrivé là, à cette situation dramatique qui paraît aujourd’hui inextricable; l’explosion du port de Beyrouth, il y a 5 semaines, n’ayant finalement été qu’un énième épisode, brutal certes, du délitement progressif de ce pays qu’on décrivait durant les années 1970 comme la Suisse du Moyen-Orient ?
Raphaël Gourrada : Ce sont indéniablement des années de clientélisme et de blocages institutionnels qui ont amené le Liban à la gabegie actuelle. Son système de partage du pouvoir à base confessionnelle, initialement transitoire, ainsi que les années de conflits civils de la période 1975-1990, contribuent à légitimer le statu quo actuel dans les discours de la classe politique. Celle-ci a recours à une rhétorique du « nous ou le chaos » ayant fait résonnance auprès d’une génération de Libanais. Une fois l’acceptation sociale acquise, le partage du pouvoir s’est accompagné de ce que l’ancien Président Fouad Chehab (1958-1964) appelait le « fromagisme » des élites : c’est-à-dire le partage et le pillage ininterrompu des ressources de l’État, désormais vidé de sa substance. Le clientélisme généralisé, combiné au consociativisme, reposant sur un immobilisme et l’absence de réformes politiques, ont contribué à détériorer la situation économique et financière dans le pays. La politique menée par la Banque Centrale du Liban de financement par endettement et de manipulation de taux de change en complet décalage avec la réalité monétaire; le clientélisme caractérisant le secteur de l’énergie (et en particulier de l’électricité); le problème des ressources en eau, tous ces éléments ont contribué à miner le modèle économique, déjà peu viable, du Liban. La procrastination administrative (tendance à remettre au lendemain, à ajourner, à temporiser. NDLR) et la corruption ont entrainé l’attentisme et la négligence de nombreux dossiers, dont celui des matériaux stockés dans le port, ayant conduit à la catastrophe du 4 août dernier. Notons également que le port est notoirement connu pour être un haut lieu de clientélisme et de corruption au Liban, car c’est par là que transite la majorité des biens importés sur le sol libanais. Si l’explosion du port de Beyrouth est un choc, il n’est, hélas, que le résultat d’un long processus de destruction de l’État.
Algérie1 : Le président Michel Aoun, dans un de ses derniers discours, a émis la volonté d’instaurer au Liban un Etat laïc à la place du système communautariste en place actuellement et qui a géré le pays depuis pratiquement la fin de la Guerre du Liban (1975/1990). Pensez-vous que c’est la solution idoine pour construire le Liban moderne et viable auquel aspire aujourd’hui le peuple libanais ?
Raphaël Gourrada : Solution idoine, certes, mais bien tardive. Pourquoi avoir attendu que le pays soit au bord du précipice pour proposer d’aussi drastiques solutions ? Cette déclaration et le flou qui l’entoure (le Président Aoun a plutôt parlé « d’État civil », « dâoula madaniyya ») laisse davantage penser à un effet d’annonce en ce sens qu’elle vient de l’ancien chef d’un parti (le Courant Patriotique Libre) ayant, par l’intermédiaire de certains de ses ténors, beaucoup capitalisé sur la rhétorique confessionnelle. De même, le fait qu’une telle proposition ait été reprise par le Hezbollah ou encore Nabih Berry, Président du Parlement et chef du parti chiite Amal, deux acteurs dont la composante confessionnelle est très importante dans le processus d’identification du groupe, est également surprenante. Il s’agit plutôt à mon sens d’une déclaration choc, volontairement floue, permettant à nouveau un gain de temps, manœuvre centrale dans les stratégies de résilience des élites. Néanmoins, la suppression du confessionnalisme dans l’expression du politique au Liban et surtout dans l’expression du vote, est une condition sine qua non de l’évolution et du changement de paradigme au Liban. Mais c’est un processus long qui n’est pas que politique mais aussi sociétal et demande donc aux sociétés d’y adhérer. Il faudra également compter sur la probable résistance des leaderships religieux, désireux de conserver un monopole sur le droit personnel communautaire régissant la vie privée de leurs ressortissants…
Algérie1 : Un des acteurs-clefs du Liban est le Hezbollah. Quel rôle imaginez-vous pour cette organisation chiite dans l’organigramme du nouveau Liban qui reste à réinventer ?
Raphaël Gourrada : Difficile de ne pas inclure le Hezbollah dans tout processus politique à court et moyen termes. C’est le parti au centre de la vie politique libanaise bien que n’ayant aucun membre à la tête de la troïka présidentielle (Présidences de la République, du Conseil et du Parlement). Néanmoins, c’est le grand vainqueur des dernières législatives (mai 2018), son influence politique a crû de manière permanente depuis le début des années 1990, la crise de 2008 lui a permis d’exiger la formation de gouvernements dits « d’union nationale » au sein desquels il bénéficie en général d’un tiers de blocage, lui permettant d’intégrer des formations politiques reconnues par les chancelleries occidentales (traditionnellement plutôt opposées au parti chiite), le Président du Parlement est son allié mais également celui de la République depuis 2016. Enfin, et surtout, c’est le parti qui a des armes, et est organisé en branches politique et armée. Néanmoins, le Hezbollah, comme les autres partis jouant traditionnellement sur une fibre communautaire (certes non exclusive), ne saurait faire partie d’une solution politique à long terme. Un État civil, non confessionnel, indépendant et étant l’émanation du corps social ne saurait coexister avec des structures monoconfessionnelles armées.
Algérie1 : Le diplomate Moustapha Adib a été désigné, dernièrement, premier ministre du pays du cèdre. A-t-il, selon-vous, des chances de restaurer la confiance entre le pouvoir et la population et relever le Liban de la pire crise de son histoire ?
Raphaël Gourrada : La confiance est déjà fortement ébranlée. La nomination de Moustapha Adib fait un peu l’effet d’une décision d’urgence prise le 31 août, veille de la visite officielle du Président français Emmanuel Macron, qui avait exigé une telle nomination avant son arrivée, et avait donc engagé sa parole politique et sa réputation. M. Adib est un inconnu du grand public et est à peine plus réputé auprès des parlementaires. Mais surtout, ne bénéficiant que de peu de canaux d’influence et en définitive de peu de soutiens, il peine à mener des tractations indépendantes afin de former un énième gouvernement d’experts supposés indépendants. À l’heure où nous parlons, les blocages entourent la question d’un monopole chiite autour du ministère des finances. C’est un très mauvais signal pour les Libanais et les bailleurs de fond internationaux. Car alors que le Liban s’enfonce chaque jour un peu plus dans le chaos économique et politique, les mêmes pratiques clientélistes et les mêmes marchandages irresponsables perdurent au sommet de l’État. Avant de restaurer la confiance et de mettre en place des réformes, il faudrait déjà former un cabinet. Le pays, frappé violemment par la crise économique, la crise sanitaire mondiale et le drame du port de Beyrouth avance toutefois sans gouvernement depuis… le 10 août !
Algérie1 : Quel rôle, d’après-vous, pourrait jouer la diaspora libanaise, que l'on sait puissante, dans la reconstruction du Liban et l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante libanaise ?
Raphaël Gourrada : S’il y a bien une leçon que les lendemains de la catastrophe du 4 août nous a donné c’est l’extraordinaire capacité de mobilisation de la diaspora libanaise à l’internationale. Face à un État corrompu incapable de reverser les fonds d’aide à la reconstruction, des politiciens presque absents de la rue pour la plupart par crainte de se faire lyncher, et l’absence totale de mise en place d’aide étatique aux sinistrés, les Libanais ont fait preuve d’un courage exceptionnel et d’une solidarité exemplaire. Celle-ci a pu s’opérer notamment grâce aux transferts de fond de la diaspora via des ONG identifiées, ciblées, vérifiées, dont la liste a circulé sur tous les réseaux sociaux. C’est bien la preuve que la diaspora est sensible aux problèmes du pays et peut jouer un rôle bénéfique dans la reconstruction tant matérielle que morale de celui-ci. De plus, la solution peinant à venir de l’intérieur, la communauté internationale dans son ensemble, épaulée par les quelques 12 millions de Libanais présents hors du territoire, semble la seule à même de mettre la pression nécessaire aux élites politiques pour un changement véritable de régime. Attention toutefois à ne pas réifier à outrance la notion de « diaspora ». Celle-ci comprend également des membres des partis traditionnels, bénéficiant d’antennes dans de nombreux pays, et pratiquant un réel lobbying en faveur de leurs « maisons-mères ». À l’extérieur comme à l’intérieur du territoire libanais, le même clivage entre partis traditionnels contestés et société civile protestataire est observable, bien que de manière moins criante et moins virulente.
Algérie1 : Que vous inspirent les deux visites en moins d’un mois du président français Emmanuel Macron à Beyrouth, qui a parlé notamment « d’exigence sans ingérence » ? Selon-vous, la France ainsi que d’autres grands pays européens peuvent-ils aider à échafauder une solution dont a besoin le Liban pour surmonter la crise ? (Avec à la clef, les financements internationaux indispensables pour la solvabilité de l’Etat libanais).
Raphaël Gourrada : L’initiative française en elle-même est, à mon sens, une bonne chose au départ. La France est indéniablement un des pays dont l’influence est la moins néfaste au Liban, et dont les manœuvres diplomatiques peuvent tenir le plus compte des spécificités politiques et sociétales du pays (contrairement aux actuels États-Unis). De plus, la France bénéficie depuis trois ans d’une position enviable sur la scène dite moyen-orientale, celle de la troisième voie, de la négociation et du dialogue, si chers à Paris. Donc la France peut légitimement prétendre mener la danse des négociations internationales concernant l’aide à apporter au Liban. Tout en maniant une diplomatie douce, Emmanuel Macron a également eu à cœur de montrer une main ferme en conditionnant l’aide de 11 milliards de dollars prévue par la CEDRE de 2018 à la mise en place de réformes structurelles, notamment dans les domaines économique et financier. La venue dans l’urgence du Président Macron le 6 août dernier à Beyrouth, deux jours après la catastrophe du port, fut également un moment fort qui laissait présager une dynamique vertueuse, le Président français ayant presque adoubé la société civile et les organisations en émanant, au détriment des formations et leaders traditionnels. Cette initiative a contribué à accélérer le temps politique en bousculant ces leaders. Néanmoins, la seconde visite d’Emmanuel Macron, le 1er septembre, constitue dans une certaine mesure un recul à mon sens. La realpolitik a repris ses droits et la diplomatie française, en dialoguant à nouveau principalement avec les élites gouvernantes contestées par la rue, a contribué à les remettre au centre du jeu politique et à leur donner une nouvelle légitimité. Cela a autorisé un sursaut indéniable de ces élites, et leur a permis de se retourner et de reprendre la main sur ce temps politique. Le non-respect de la deadline (l’échéance. NDLR) exigée par Paris pour la formation du gouvernement, à savoir le 15 septembre dernier, est la preuve que désormais les éternelles stratégies de gain de temps, ponctuées de tractations des portefeuilles ministériels, sont à nouveau la norme. Cela porte un coup dur à la crédibilité diplomatique française au Liban et au Moyen-Orient en général, et Paris devrait, à mon sens, accentuer la pression en faisant le choix franc et définitif de la société civile et des organisations la représentant.