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Mustapha Yelles Chaouche (1914-1994) : Le destin étrange d’un jeune homme épris de justice

07-06-2020 10:59  Amine Bouali

Mustapha Yelles Chaouche est le fils cadet de cheikh Mohammed Ben Yelles Chaouche, le fondateur de la zaouia « Rahmatou Allah» de Tlemcen qui porte son nom (et dont le père du nationalisme algérien, le grand Messali Hadj, fréquenta, à son jeune âge, la médersa). Au cours de l’année 1911, lors d’un sermon à la mosquée Djamaâ el-Kebir à Tlemcen, le grand muphti de la ville, hadj Djelloul Chalabi, émit une fetwa autorisant les familles tlemceniennes à émigrer vers l’Orient pour protester contre la conscription, le service militaire rendu obligatoire pour les musulmans, «leur pays (en plus d’être colonisé) étant devenu désormais une terre d’infidélité». Accompagné de son épouse, de son fils aîné Ahmed (âgé alors de 16 ans) et de sa cousine Razia, cheikh Mohammed Yelles Chaouche fut parmi les premiers à quitter Tlemcen, le 14 septembre 1911, pour rejoindre Damas (en passant par le Maroc voisin, traversant le fleuve Moulouya jusqu’à Melilla, puis accostant successivement à Tanger, Marseille et Beyrouth). 

Il est établi qu’une fois arrivée à Damas, la petite famille tlemcenienne finit par s’établir, après plusieurs points de chute, au quartier al-Shaghour dan la vieille ville, où cheikh Mohammed Yelles Chaouche fonda une zaouia «El-Samadiyya » qui comporta parmi ses adeptes l’ancien président syrien Choukry al-Kaoutli (1891/1967). Mais lorsque cheikh Mohammed Yelles Chaouche décéda en 1928 (il fut enterré sur place au cimetière Bab el-Saghir), sa veuve décida de rentrer à Tlemcen en compagnie de ses deux enfants Mustapha et Azzedine, leur demi-frère Ahmed préférant, lui, rester en Syrie. 

À cette époque, à Tlemcen, ville natale de Messali Hadj, chacun commentait fiévreusement les nouvelles provenant du charismatique leader qui, en février 1927 à Bruxelles, lors du congrès de la Ligue contre l’impérialisme et l’oppression coloniale, avait réclamé l’indépendance de l’Algérie. «Mustapha avait l’esprit vif et maîtrisait la langue arabe qu’il avait apprise en Orient. Vers sa vingtième année, au milieu des années 1930, il fut séduit par l’idéologie communiste. Une sorte de passion existait alors pour les idées révolutionnaires, peut-être parce que le Parti communiste français (PCF) avait soutenu activement la création du parti de Messali Hadj, l’Etoile nord-africaine (ENA) en 1926 et qu’il devenait de plus en plus difficile d’accepter la ségrégation et l’injustice que la colonisation imposait aux musulmans d’Algérie» nous fait remarquer le neveu de Mustapha, hadj Abdessalam Lachachi. Mustapha s’était fait alors distinguer par son engagement enflammé et en compagnie d’un autre sympathisant communiste, il fut approché au cours de l’année 1934 pour être envoyé en tant que militant-délégué d’origine «indigène» à Moscou pour un «perfectionnement» qui dura environ un an. Tous les deux firent d’abord une escale à Paris (où à la tête du PCF, régnait, en maître absolu, le fameux Maurice Thorez) avant de rejoindre l’Union soviétique, munis de faux papiers. On ne peut pas dire que leur séjour dans «le paradis des prolétaires » fut idyllique. Mustapha fut désarçonné par ce qu’il constatait autour de lui, le décalage entre les idées généreuses et la réalité. Lors d’une visite à Bakou, il fut humilié par la situation des musulmans de l'Azerbaïdjan 
qui vivaient dans la misère et étaient réduits à cacher ou à renier leur foi. Son rêve communiste se brisait de toutes parts. 

De retour à Paris, il décida d’y prolonger son séjour, rompit avec les milieux bolchéviques et se rapprocha par contre de Messali Hadj à qui il rendit rapidement visite à son domicile rue Xavier-Privas, dans le cinquième arrondissement. Messali Hadj qui, dans sa prime jeunesse, avait fréquenté, à Tlemcen, la zaouia de cheikh Mohammed Yelles Chaouche, le père de Mustapha, a été touché par le drame intérieur que vivait ce dernier et il lui offrit son soutien et son affection. Mustapha devint pratiquement le secrétaire de Messali, un militant très utile, grâce en particulier à sa parfaite connaissance de la langue arabe, un savoir qui fut sollicité à une occasion décisive. Ainsi, en 1936, une délégation dirigée par cheikh Abdelhamid Ben Badis s’était déplacée d’Alger à Paris pour demander audience au ministre de l’Intérieur français de l’époque et apporter son soutien au projet Blum-Violette et pour approuver la politique dite de l’assimilation. Mais avant cette rencontre (qui finalement n’aura pas lieu) Ben Badis demanda à voir Messali Hadj qu’il reçut à son hôtel, rue du Scribe, dans le neuvième arrondissement. Messali demanda à Mustapha de l’y accompagner. Selon les révélations que ce dernier a faites plus tard à son neveu hadj Abdessalam Lachachi, «Messali a mis en garde Ben Badis que l’approche de l’assimilation était erronée et ce dernier semblait très troublé par l’avertissement de Messali».

Mustapha reçut la débâcle de l’armée française au début de la Seconde Guerre mondiale avec un brin d’indifférence et peut-être même, une certaine dose de satisfaction. En juin 1940, il se rendit, en suivant presque les pas d’Hitler, sur les lieux emblématiques de Paris comme la Tour Eiffel, l’esplanade du Trocadéro ou l’Opéra. Il espérait un bouleversement en Algérie. Il gagnait alors sa vie difficilement en travaillant dans un café. Mais dès l’automne 1940, Mustapha a appris que des volontaires partaient travailler en Allemagne et il décida de faire de même. Il se retrouva ouvrier dans une usine dans la banlieue de Berlin, logé dans un petit studio à proximité. La tâche était rude, l’ordre régnait. Lors d’un bombardement de la Royal Air Force britannique, l’immeuble dans lequel il habitait fut complètement détruit et il échappa à la mort par miracle. Puis il s’engagea dans la Légion arabe libre qui était formée de volontaires arabes du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord qui ont combattu  auprès du troisième Reich de 1941 à 1945 suite à l’appel du grand mufti de Jérusalem Amin al-Husseini. (Certains commentateurs prêtent un rôle à l'ancien colonel de l'ALN Mohammedi Said (Si Nacer), dans l’organigramme de cette Légion arabe libre). Mustapha endossa l’uniforme nazi avec le grade de caporal et il eut par la suite et par deux fois, une immense chance : il tomba sérieusement malade et fut évacué vers la région des Balkans puis fut embarqué dans un navire-hôpital qui fut accosté ensuite par deux sous-marins anglais sur la mer adriatique. Résultat des courses : il fut conduit avec les autres blessés de guerre allemands dans la ville égyptienne d’Ismaïlia (alors sous domination militaire britannique) et emprisonné dans un camps mais il ne tomba pas sous les balles des armées alliées. 

«Mustapha a gardé jusqu’à la fin de sa vie, nous confie hadj Abdessalam Lachachi, les stigmates de son emprisonnement à Ismaïlia, un calvaire qui a duré environ 4 ans». Mais cette fois-ci également, la chance a été de son côté, car alors que des bédouins égyptiens passaient près du camps où il était emprisonné, Mustapha eut l’idée de leur adresser la parole en arabe. Surpris, ils l’interrogèrent sur son passé, et apprenant qu’il était algérien, ils lui proposèrent de l’aider à s’évader et c’est ce qui finit par arriver. Ses nouveaux amis l’accompagnèrent jusqu’au Caire où il savait qu’un ancien militant messaliste y était réfugié depuis des années, Boumediène Chaffï Moulessehoul qui exerçait la profession de psychologue. Ce dernier offrit l’hospitalité à Mustapha puis avertit sans tarder son demi-frère Ahmed qui vivait, comme nous l’avons raconté, en Syrie. Pourvu de faux papiers, Mustapha prit le train du Caire jusqu’à Damas en passant par Al-Arich et traversa la Palestine sous mandat britannique sans encombre. La Seconde Guerre mondiale venait de s’achever en fanfares et dans les larmes. À Damas, Mustapha n’arrivait pas à reprendre une vie normale. Il a essayé de continuer ses études mais en vain et a vécu six ans dans une grande solitude. Sa famille à Tlemcen (en particulier sa mère) était inquiète. Finalement, en mars 1951, la décision de le faire rapatrier à Tlemcen a été prise et il est rentré par bateau sur Alger, sa famille lui ayant fait parvenir un billet wagons-lits Cook. Il venait d’avoir 36 ans. 

Mustapha traversa la Guerre de Libération nationale comme un spectateur éteint par la vie et la mort, lui le baroudeur des années de jeunesse. Il finit par épouser une jeune femme de Sidi Bel Abbès et logea chez sa mère jusqu’au décès de celle-ci, en 1958. Il essaya de trouver un poste dans l’enseignement public mais ses «faits d’armes germaniques» qui sont arrivés à l’oreille des autorités coloniales l’ont en empêché. Il donna alors des cours particuliers de langue arabe pour survivre. En 1959, il fut recruté comme imam à Sig puis fut muté quelque temps plus tard à Oran où il fit la connaissance de cheikh Zoubir, le directeur des Affaires religieuses d’Oran de l’époque, qui l’appela à ses côtés jusqu’à sa retraite. Ensuite, il mena sa barque sans faire de vagues, paisiblement, jusqu’à son décès en 1994. Qui, sauf ses très proches, peuvent imaginer un tel étrange destin ?


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