La pandémie actuelle du coronavirus a chamboulé la vie de beaucoup d’êtres humains à travers le monde. Le confinement auquel ils sont astreints pour se prémunir contre la maladie ainsi que la crainte d’attraper le dangereux virus peuvent avoir, à la longue, des répercussions sur l’équilibre psychologique des plus fragiles. Le docteur Mahmoud Boudarène, psychiatre, répond, dans cette interview, à quelques questions inspirées directement de cette crise sanitaire à larges effets multidimensionnels. Ancien député du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD), âgé aujourd’hui de 65 ans, Mahmoud Boudarène a publié trois ouvrages. En 2005, il a fait paraître à Alger, ’’Le stress entre bien-être et souffrance’’ aux éditions Berti. En 2012, il a sorti ‘’L'action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre’’ aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou. Son troisième livre intitulé ‘’La violence sociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression’’ a été publié en septembre 2017 aux éditions Koukou.
Algérie1 : Docteur, l’irruption récente et brusque du coronavirus dans notre vie, avec ses menaces de maladie et de mort, a suscité une certaine inquiétude, provoqué un chamboulement dans les habitudes de beaucoup de personnes qui sont aujourd’hui confinées chez elles, réduites à une inactivité forcée, des fois confrontées à l’ennui . Cette «angoisse d’attraper le virus» mais aussi cette «mise à l’arrêt chez soi», au cas où elles se prolongeraient, ne risquent-t-elles pas d’avoir des répercussions psychologiques, notamment chez les plus fragiles ?
Dr Mahmoud Boudarène : Cette pandémie mondiale a mis en état d'alerte l'humanité toute entière. Une panique générale. Il n'y a pas de raison que cette épouvantable inquiétude ne s'empare pas de l'individu alors qu'elle a affecté et suscité l'émoi de toute la planète. La peur est contagieuse, nous le savons tous, et elle est naturellement amplifiée par les informations qui nous viennent des quatre coins de la terre, des informations qui ne sont pas faites pour apaiser les esprits mais pour les affoler davantage. Le virus est agressif, il se propage plus vite que tous les autres connus jusque là et tue des milliers de personnes; des nouvelles qui se transmettent plus vite que la trainée de poudre. Voilà un événement qui est hors du commun, et des discours qui alarment parce qu'ils font de ce virus un monstre en voie de dévorer l’humanité. Un séisme planétaire et un événement qui ne peut pas ne pas engendrer une fissure dans les esprits, une catastrophe sanitaire qui est en voie d'emporter des millions de personnes qui sont confrontées avec la mort, un climat de fin du monde... Le décor est planté, il ne reste plus aux sujets anxieux, enclins à une frayeur indicible, qu'à vivre leur drame intérieur et à consommer - sans pouvoir la consumer - l'angoisse perpétuelle qui les habite, et à faire l'expérience d'un véritable traumatisme psychique.
Pour ces personnes, quand l'angoisse s'est infiltrée dans l'esprit, rien ne peut plus l'en extirper et l’éteindre. Elle gagne en ampleur et les propos rassurants qui tentent de la contenir ne sont pas opérants, car elle évolue pour son propre compte, elle est contagieuse et l'est encore plus que la peur. Elle se propage de proche en proche mais elle est transportée encore plus vite par les réseaux sociaux qui assurent une contagion fulgurante à distance, non pas du virus mais de l'angoisse, faisant de cette dernière une véritable épidémie avec les retombées psychosociales observées dans ces cas. Des comportements individuels et collectifs inadaptés surgissent, ils peuvent être encore plus dangereux pour la communauté que l'objet qui est à l'origine de l'état de panique générale.
On observe chez des sujets des attitudes de déni de la menace avec refus de se soumettre aux recommandations indispensables mettant ainsi en danger le groupe social ou, à contrario, des états de frayeur inconsidérées avec des états d'agitation tout aussi dangereux et qui peuvent par la contagion se propager et aboutir à des désordres sociaux incontrôlables. Des situations qui sont souvent observées à l'occasion de grandes catastrophes comme les séismes ou dans les situations de guerre, et d'une certaine façon nous y sommes. Ce sont les réactions de stress, les spécialistes les nomment ainsi. Elles se produisent dans les suites immédiates de l'événement traumatisant ou dans les jours proches, ce sont les réactions aigües ou subaigües de stress; elles surviennent quelques fois à distance, plusieurs semaines plus tard, c'est l'état de stress post-traumatique.
Des désordres psychiques qui n'affectent pas, heureusement, tous les sujets mais qui concernent ceux qui présentent une particulière vulnérabilité qu'il serait trop long à détailler ici. C'est pourquoi, dans de telles situations, des cellules psychologiques sont vite mises en place pour aller au devant de telles personnes afin de leur venir en aide, par des techniques diverses, et tenter de lever l'hypothèque possible sur leur avenir psychologique. Dans le cas qui nous concerne présentement, la pandémie Covid-19, si le confinement constitue une garantie pour lever la menace sur la vie, il peut - chez les personnes les plus fragiles - aggraver la souffrance psychique, en particulier si celui-ci est mal géré par les autorités et qu'il n'est pas accompagné du soutien et des informations adaptées à ce retrait forcé exceptionnel. Pour autant, si le confinement est bien compris comme le principal élément du salut de soi, de sa famille, de l'ensemble de la communauté et de celui de l’humanité toute entière, il devrait constituer le solide argument - le pilier - sur lequel viendrait s’adosser la confiance dans la vie et l'équilibre de notre santé mentale.
Algérie1 : Presque partout sur la planète, la vie sociale est réduite à la portion congrue, les lieux de convivialité ou de rassemblement sont fermés, les économies tournent au ralenti. Que vous inspire le fait qu’une telle «panne majeure du monde» puisse advenir à cause d’un «petit machin»?
Dr Mahmoud Boudarène : Partout sur la planète terre, comme vous le dites, la vie sociale est réduite, voire par certains aspects à l’arrêt, mais c’est pour que la vie justement continue à tenir ses promesses. De mon point de vue, c’est le plus important. C’est là une étape à franchir et l’humanité la franchira comme la franchiront aussi les citoyens que nous sommes. L’homme est un être social, cela est une vérité, mais il est capable aussi de vivre en retrait quand les circonstances l’exigent et quand il y va de sa propre survie. « Il sait faire le mort » quand l’adversaire qu’il doit affronter est redoutable, le temps de mieux le connaitre et de mettre en place les stratégies pour le vaincre.
Aujourd’hui nous pouvons d’une certaine façon imaginer qu’il y a un arrêt momentanée - la mort - de la vie sociale. L’être humain, les sociétés humaines savent mettre en place des stratégies pour s’adapter aux situations nouvelles qui se présentent à elles et parce que l’adaptation est un gage de survie, elle est indispensable en toute circonstance, en tout lieu et à tout moment. L’homme - c’est le cas de tous les êtres vivants- est dans cette logique d’interaction permanente avec son environnement, qu’il est dans le désir de contrôler, d’apprivoiser, pour son seul bien-être et sa survie. Si l’homme a choisi présentement de se confiner, c’est justement parce qu’il s’est assuré que c’est la stratégie la plus adaptée à cette situation exceptionnelle qu’est la pandémie du Covid-19. Il y aura des retombées sur les personnes et leur équilibre psychique, certaines en souffriront sans doute et présenteront des pathologies mentales ou physiques diverses, des couples en souffriront, des enfants aussi, mais il y a toujours des solutions pour prévenir de tels désordres chez les personnes ou les familles. Il faut s’en soucier.
Il y aura aussi des effets néfastes sur l’économie mondiale et les échanges internationaux parce qu’ils tournent au ralenti mais que représente cette récession devant la menace d’une épidémie qui risque d’être dévastatrice et d’emporter des millions de personnes ? Il y a eu par le passé des épidémies destructrices, à l’exemple de la grippe espagnole qui a, au début du vingtième siècle, touché presque toute la planète et fait entre 30 et 50 millions de victimes, le monde venait de sortir de la première guerre mondiale. Aujourd’hui encore des maladies endémiques tuent des centaines de milliers de personnes, 400000 par an pour le paludisme et 700000 pour le VIH. Des catastrophes dues à « de petits machins » comme vous dites, sauf que le petit machin qui nous concerne aujourd’hui parait être plus virulent que les précédents qui ont affecté l’humanité. Si nous connaissons les agents pathogènes et les traitements de ces dernières affections (paludisme et VIH), ce n’est pas le cas concernant le Covid-19. Il s’agit d’un ennemi redoutable dont il faut se protéger coûte que coûte, la seule stratégie dont l’efficacité est prouvée est le confinement, le temps de faire connaissance avec le virus et de trouver les moyens de le combattre. Cette façon de faire - rester chez soi et n’en sortir qu’en cas d’extrême nécessité - empêche sa prolifération et sa propagation et annihile donc ses capacités de contagion. Il est utile de souligner que le taux de létalité du coronavirus est compris entre 2,5 et 3%, il est trente fois plus élevé que celui de la grippe saisonnière (0,1%) et que son indice de contagiosité (nombre de personnes contaminées par un malade) est également plus élevé, il est de 1,5 à 3,5 - deux fois supérieur. L’homme contribue à cela, il en est l’hôte idéal et le moyen de transport parfait. Quatorze jours tout au plus suffisent au virus à se multiplier de telle sorte à devenir virulent et dangereux pour son hôte et contagieux pour les autres. C’est le temps de l’incubation. Si on ne peut pas l’empêcher de rendre malade l’hôte, il est possible d’interrompre la contagion. Deux semaines de confinement suffisent pour ce faire. De ce point de vue, la panne majeure due à l’enfermement du monde peut être considérée comme un bienfait.
Algérie1 : Certains idéalistes incorrigibles ont émis le vœu qu’une crise sanitaire aussi grave, à côté de ses impacts négatifs plus que probables, allait aussi avoir des effets bénéfiques, et qu’elle pourrait conduire l’être humain à revoir ses priorités et repenser autrement l’avenir. Qu’en pensez-vous?
Dr Mahmoud Boudarène : Sans doute qu’à l’échelle de l’individu, l’épreuve de confinement aura, dans la majorité des cas, des bienfaits. Chacun verra en effet, dans cette contrainte, l’opportunité pour se recentrer sur soi, sur sa famille, et pour interroger son existence. La course au quotidien derrière la vie et le besoin obsédant que chacun de nous manifeste pour en avoir le contrôle permanent peut, dans ces circonstances exceptionnelles, éveiller les esprits à la vanité de nos désirs et de nos actions. Notre existence peut, en effet, être autre chose, elle peut aussi être faite d’autres choses, et elle peut davantage être tournée vers les autres, avec plus de don de soi et de générosité, et moins d’avidité et d’égoïsme à satisfaire.
Cette épreuve du coronavirus nous invite à regarder nos espérances avec plus de mesure, de pondération, de satiété (?), tant elle nous montre la fragilité de notre existence. Elle somme les uns et les autres à faire le tri dans les besoins et à revoir la hiérarchie de ceux-ci et les priorités. On se prendrait moins la tête pour ce qui pourrait paraitre alors des futilités. De ce point de vue, ce confinement n’est pas seulement une contrainte qui a un objectif donné, il a aussi du sens puisqu’il constitue ce moment privilégié pour quitter ce cycle infernal de la course derrière la vie et les privilèges qu’elle peut - doit - nous offrir et être enfin recentré sur ce qui fait l’essentiel de la vie: l’amour des siens, des autres et le partage.
Chacun de nous a besoin d’être en dialogue singulier avec soi-même, ce confinement forcé en est une excellente opportunité. Se questionner, remettre en cause ses résolutions, avoir un autre regard sur soi, sur ses relations aux autres et sur son existence, repenser son avenir et procéder à d’autres choix, voilà qui a du sens et qui va réduire l’indicible inquiétude générée par cette épreuve du confinement et par la frayeur occasionnée par cette crise sanitaire mondiale. C’est également l’occasion - parce que l’existence prend du sens - pour évacuer les ruminations morbides qui colonisent l’esprit, notamment chez les plus fragiles, en particulier les anxieux, et se débarrasser de la souffrance générée par les pensées négatives qui minent l’existence. Chacun se parlera à sa manière, selon sa personnalité, son histoire, ses croyances et convictions, et sa projection dans l’avenir, l’essentiel est de se parler loin de toute panique ou épouvante. La majorité des sujets sortiront de cette épreuve rassurés et renforcés au plan psychologique; certains, les plus vulnérables, feront l’expérience de la souffrance et verront leur avenir psychique plus ou moins compromis.
Plus généralement il faut souhaiter que cette épreuve mondiale sera l’occasion pour une nouvelle organisation des relations internationales, avec une re-fondation des liens entre les nations et les peuples de la planète. S’il y a une leçon à tirer de cette crise sanitaire, c’est l’insignifiance de l’être humain et le dérisoire de ses richesses, de ses possessions accumulées. Il faut souhaiter que cet événement amène les peuples à plus de solidarité, de compassion et de partage, et que les nations les plus nantis fassent preuve de moins d’arrogance et regardent un peu plus souvent du côté des plus démunis. Avec le confinement de la planète entière, la consommation des réseaux sociaux fera un bond exponentiel, c’est là une excellente occasion pour réduire les distances entre les nations; il reste à espérer que cette épreuve servira de leçon pour rapprocher davantage les hommes.