Publié le 06-07-11 à 17:54 Modifié le 11-07-11 à 18:39 par Le Nouvel Observateur
Sarkozy rêvait d'une guerre éclair. Mais rien ne s'est passé comme prévu. A la veille du vote du Parlement pour ou contre la poursuite de l'intervention, de hauts responsables ont raconté à Vincent Jauvert la véritable histoire de cette opération.
Cela devait durer quelques jours, quelques semaines tout au plus. "Sûrement pas des mois", disait Alain Juppé. Les services de renseignements français assuraient que, dès les premières frappes, des milliers de soldats de Kadhafi feraient défection. Ils prédisaient aussi que les rebelles avanceraient rapidement jusqu'à Syrte, la ville natale du Guide, et que tout cela contraindrait Kadhafi à partir très vite. Mais rien ne s'est passé comme prévu.
De surprises en déconvenues
Quatre mois et des milliers de frappes plus tard, Kadhafi est toujours là. Certes, Benghazi, la capitale des rebelles, est sous protection. Mais la guerre voulue par Nicolas Sarkozy s'enlise. Cette opération devait restaurer le prestige de sa politique étrangère, ternie par les frasques de « MAM » et son accueil glacial du « printemps arabe ». Mais, malgré ses Rafale, malgré l'Otan dont elle a réintégré le commandement en fanfare, la France apparaît impuissante face au dictateur d'un pays mal armé et dix fois moins peuplé. Cette guerre devait être un passeport pour la gloire. On se contenterait aujourd'hui d'un sauf-conduit pour en sortir.
Que s'est-il passé ? A quelques jours du premier vote parlementaire sur cette guerre, plusieurs responsables français - officiers supérieurs, diplomates et hommes politiques - racontent l'histoire secrète de cette opération : les bévues des services de renseignements, les déchirements au sein de l'Alliance atlantique. Et le jeu ambigu des Etats-Unis...
L'état-major demande à l'Elysée de changer de cible...
La guerre commence par un coup d'éclat, non planifié, des forces aériennes françaises. « Le premier jour, samedi 19 mars, nos pilotes devaient seulement préparer le terrain, dit un haut responsable. Leur mission était de détruire des batteries anti-aériennes libyennes. Mais, le matin, les forces de Kadhafi ont avancé beaucoup plus vite que prévu vers Benghazi. Si nous ne faisions rien, la deuxième ville libyenne allait être massacrée. » En catastrophe, l'état-major demande à l'Elysée l'autorisation de changer de cible et de viser les blindés plutôt que les défenses anti-aériennes. Malgré les risques pour les Rafale, qui se feront repérer par les radars ennemis, Nicolas Sarkozy donne son feu vert. « Les pilotes sont partis de la base de Saint-Dizier comme ça, au pif, avec une nouvelle mission : trouver les chars et les détruire, en évitant de se faire abattre... Par chance, ils revenaient d'Afghanistan, ils étaient très entraînés. » Ils repèrent la colonne de blindés, la « tapent » et sauvent Benghazi.
Une déroute pour les services de renseignements
Une victoire éclatante pour l'aviation française. Mais une déroute pour les services de renseignements. « Nous nous sommes rendu compte que leurs informations étaient de mauvaise qualité, dit un haut responsable. Ils s'étaient procuré un rapport de l'armée algérienne qui venait de faire des manœuvres avec les Libyens. Il y était écrit que les chars de Kadhafi étaient tous rouillés et ne pourraient pas être mis en état de marche en moins de deux mois. Pourtant, ces blindés ont attaqué Benghazi ! »
Un officier ajoute : « Plusieurs semaines avant les frappes, nous avons déployé sur zone des moyens de renseignement importants : trois satellites espions passent chaque jour au-dessus de la Libye, un sous-marin au large de Tripoli intercepte des communications. Des forces spéciales ont été dépêchées et, plus tard, la DGSE a ouvert une antenne à Benghazi. Mais nous avons raté l'essentiel : nous avons sous-estimé Kadhafi, qui se préparait depuis quarante et un ans à une invasion. Nous n'avons pas imaginé qu'il s'adapterait aussi vite. » Personne ne prévoit, par exemple, que, pour transporter ses troupes et ses batteries de missiles, le Guide va aller acheter des centaines de pick-up Toyota au Niger et au Mali. C'est un coup de génie : ces camions sont identiques à ceux utilisés par les rebelles. L'Otan est paralysée. Elle retarde ses frappes. Avant de bombarder ces véhicules, les pilotes doivent avoir la certitude qu'ils sont bien ceux des forces de Kadhafi. « Nous avons demandé aux rebelles de mettre un signal particulier sur le toit de leurs pick-up, dit un militaire, mais nous n'étions jamais sûrs. Ils sont tellement désorganisés... »
Des rebelles totalement incompétents
Personne n'a prévu, non plus, le degré d'impréparation militaire de l'opposition. Pour le chef d'état-major des armées, l'amiral Edouard Guillaud, les rebelles sont « pathétiques ». Non seulement ils sont totalement incompétents, mais, pendant plusieurs semaines, ils sèment la panique dans les grandes capitales. « Au moindre bruit suspect, raconte un officiel français, moqueur, ils appelaient BHL, l'Elysée ou Downing Street. Ils juraient que des centaines de chars se précipitaient vers eux, que l'Otan devait agir sur-le-champ. On envoyait en catastrophe des avions de reconnaissance et des bombardiers, mais la plupart du temps c'étaient de fausses alertes. » Au bout d'un mois et demi, la coalition, excédée, décide de dépêcher des officiers de liaison sur place, à Benghazi. Leur rôle : « Trier les informations des rebelles et ne transmettre que les plus plausibles au QG de l'Otan, à Naples. »
La volte-face des Anglais
Autre terrible déconvenue : la volte-face des Anglais sur le commandement de l'opération. La veille des premières frappes, l'Elysée croit encore que la guerre en Libye sera conduite par Paris et Londres, et non par l'Otan. Sarkozy et Cameron ont évoqué plusieurs fois ce commandement conjoint, conçu comme un prolongement naturel de l'accord militaire franco -britannique signé en novembre. En secret, les chefs se sont mis d'accord sur la répartition des tâches : la guerre sera gérée de Montverdun, près de Lyon, où la France dispose d'un QG d'opérations aériennes flambant neuf ; et de Northwood, dans la banlieue de Londres, siège d'un QG stratégique performant. Tout est donc en place pour une grande première militaire européenne c'est du moins ce que l'on croit à Paris...
Le 17 mars, le Conseil de Sécurité de l'ONU, en présence d'Alain Juppé, a adopté la résolution 1973 qui instaure une zone d'exclusion aérienne au-dessus de la Libye et autorise d'utiliser "tous les moyens nécessaires" pour protéger les civils. Les premières frappes françaises, britanniques et américaines ont commencé deux jours plus tard. (G. Caddick-AFP)
Vendredi 18 mars, au lendemain du vote de la résolution autorisant les frappes, c'est la douche froide. Le patron des forces aériennes françaises, le général Hendel, se rend à Northwood pour prendre le commandement en second de l'opération qui doit commencer le lendemain. Il s'attend à être accueilli en grande pompe. Mais, humiliation, on le fait attendre plusieurs heures avant de lui dire la vérité : les officiers britanniques qu'il devait commander sont partis la veille. Où ? A Ramstein, QG des forces américaines en Europe. Et le général anglais qui devait s'installer à Montverdun ne viendra pas. Bref, Londres a renoncé à son duo avec Paris et se tourne vers l'Otan. Perfide Albion...
Nicolas Sarkozy se méfie de Berlin
Si certains militaires français, qui redoutaient d'être dépassés par la tâche, poussent un « ouf » de soulagement, d'autres sont furieux, les aviateurs surtout. Patron de l'armée de l'air, le général Paloméros déplore que l'opération n'ait pu être menée « en franco-britannique ». Pendant plusieurs jours, la diplomatie française tente de sauver la face. Elle fait le forcing pour qu'au moins l'embargo maritime de la Libye soit assuré par l'Union européenne et non par l'Otan. Mais la Turquie et l'Allemagne refusent : l'Alliance se chargera de tout ou de rien. La France, qui a besoin d'alliés, est coincée et contrainte d'accepter. A une condition : Nicolas Sarkozy exige de mettre sur la touche les officiers turcs et allemands présents dans la structure de commandement de l'Otan, au motif qu'ils pourraient saboter cette guerre à laquelle Berlin et Ankara sont hostiles. Un détail ? Quand le chef suprême de l'Otan, un général américain, et son n° 2, un Britannique, sont en congé, c'est le n° 3, un Allemand, qui assure le commandement militaire de l'Alliance. Trop risqué pour Nicolas Sarkozy, qui se méfie de Berlin et obtient que, pendant toute la durée de la guerre contre Kadhafi, ce roulement soit discrètement suspendu...
Brutales, les bagarres au sein de l'Otan continueront pendant des semaines. A Bruxelles, des portes claquent, des noms d'oiseaux fusent. Premier sujet de discorde : les règles d'engagement de cette guerre. L'intervention est destinée à protéger la vie des civils. Il faut donc limiter au maximum les bavures. Jusqu'où ? « Au début, nous appliquions les mêmes normes de prudence qu'en Afghanistan », raconte un officier. Mais les moins va-t-en-guerre exigent qu'en Libye les règles soient « trois fois plus strictes », précise un militaire. « Souvent nos pilotes repèrent une cible mouvante, demandent l'autorisation de frapper et l'Otan refuse. » De ce fait, les « dommages collatéraux » seront peu nombreux. Mais l'opération est ralentie. Au fil des semaines, loin des réunions enflammées, le représentant français au QG des opérations, à Naples, obtiendra discrètement des dérogations pour ses pilotes...
"Des plans de frappes sans queue ni tête"
En fait, la machinerie de l'Otan - cet Otan que Sarkozy avait tellement tenu à réintégrer - exaspère les Français. « Cette bureaucratie sort des plans de frappes sans queue ni tête, dit un responsable français. Pour les officiers de l'Otan, il s'agit de faire exécuter un certain nombre de sorties aériennes. Il n'y a aucun objectif stratégique cohérent, seulement des cases à cocher. La guerre comme à la Sécu ! » Un autre officiel est plus indulgent. « Le commandant de l'opération contre la Libye, le général canadien Bouchard, fait ce qu'il peut avec ce qu'il a. Très peu d'alliés de l'Otan ont accepté de participer à l'opération. C'est un grand échec des diplomaties françaises et britanniques. Alors, c'est vrai, vu le manque d'avions à sa disposition, Bouchard est obligé de bricoler. »
Les Américains se retirent...
La pénurie est d'autant plus grande que, autre déconvenue magistrale, l'Amérique a retiré très tôt ses dizaines de chasseurs-bombardiers, en particulier les A10 « tueurs de chars » que l'US Air Force est la seule à posséder. « Obama avait prévenu Sarkozy dès le début que les Etats-Unis ne resteraient pas en première ligne, dit un responsable français. Le Congrès était très hostile à cette opération. Et le Pentagone ne voulait pas d'une nouvelle guerre de l'Amérique contre des Arabes. Mais on n'avait pas compris que ce retrait interviendrait au bout de dix jours. » Paris et Londres ont bien réussi à convaincre Washington d'envoyer des moyens de frappe plus discrets, des drones armés, et de laisser leurs avions antiradars. Mais pour le reste, c'était : « Débrouillez-vous ! »
Français et Britanniques décident de pallier ce manque par leurs propres moyens. Début mai, quand l'enlisement devient évident, ils entreprennent d'envoyer des renforts : une vingtaine d'hélicoptères. C'est tout ce qu'ils peuvent fournir. Et encore faudra-t-il un mois pour que le porte-hélicoptères « Tonnerre », une des fertés de l'armée française, arrive sur zone. « Dire que, dans les hangars de l'Otan, il y a 150 hélicoptères américains que Washington refuse d'envoyer en Libye ! », relève un oficier français.
... mais restent indispensables sur le terrain
« C'est l'une des grandes leçons de cette guerre à laquelle on ne s'attendait pas, dit un responsable français : Washington a vraiment commencé son repli stratégique. » Seulement voilà : sur le terrain, les Américains sont toujours indispensables. « Rien ne serait possible sans leur soutien. Ils nous tiennent par la barbichette. Ce sont toujours eux les patrons. » Certes, l'armée français fait bonne figure. Elle assure plus du tiers des frappes, certains jours près de la moitié. Ses avions sont les plus nombreux dans le ciel libyen - entre 15 et 20. Elle est la seule à disposer d'un porte-avions nucléaire. La technologie militaire made in France demeure l'une des meilleures. La guerre a permis de tester avec succès le dernier cri de ses productions : le Rafale 3, le missile modulaire AASM, l'hélicoptère Tigre...
Mais la supériorité américaine est écrasante : 33 des 41 avions ravitailleurs utilisés dans l'opération sont américains, la plupart des Awacs aussi, tous les drones également, comme 100% des missiles antiradars et des kits de guidage laser des bombes. Et ce n'est pas tout. « L'essentiel des moyens de commandement et de contrôle de l'Otan comme la gigantesque bande passante qui permet de transmettre toutes les données sont américains », dit le spécialiste François Heisbourg. « Quand les pilotes français arrivent au-dessus de la Libye, explique un officier, ce sont des avions américains dotés de radars spéciaux, des JStar, qui les guident jusqu'à leurs cibles. Les Américains ont des moyens de renseignement colossaux : des U2, des capteurs dont nous ne disposerons jamais, des dizaines de satellites... »
Les Américains dirigent les opérations en coulisse
Un chiffre résume tout : devant la délégation parlementaire sur le renseignement, le directeur du renseignement militaire, le général Didier Bolelli, a révélé que plus de 80% des cibles affectées aux pilotes français en Libye étaient désignées par les services américains ! Autrement dit, si Français et Britanniques réalisent la majorité des frappes, les Américains dirigent les opérations en coulisses « from behind », dit le grand magazine « New Yorker ». « Ils nous donnent juste ce qu'il faut pour que nous ne nous cassions pas la figure », assure un diplomate.
Comment terminer cette guerre sans un coup de pouce de Washington ? Pour l'armée française, le temps presse. « En mer depuis huit mois, le «Charles-de-Gaulle» est à bout, dit un officier. Certaines réparations ne peuvent pas être faites à bord. Le nombre de sorties du porte-avions chute. » Le « Charles-de-Gaulle » devait rentrer le 30 juin, mais les marins devront attendre. Pour le remplacer, on cherche des bases aériennes proches du théâtre des opérations. On voudrait aussi envoyer un drone français au-dessus du ciel libyen. Mais les négociations avec les pays qui pourraient accueillir ces aéronefs traînent.
L'Elysée décide de livrer du matériel aux rebelles
Alors on compte surtout sur l'avancée des rebelles. Ils doivent faire vite. Les chaleurs torrides et le ramadan arrivent, peu propices à de grandes offensives. Il faut régler le problème avant août. Comment ? L'Elysée a décidé d'interpréter à sa façon les résolutions de l'ONU sur la Libye. Certaines capitales, dont Londres, estiment qu'elles interdisent de fournir des armes aux rebelles. Pas Paris. « Le Figaro » vient de révéler que, début juin, la France a parachuté 40 tonnes de matériel militaire aux forces rebelles. Selon d'autres sources, elle enverrait aussi des armes par voie terrestre via des pays frontaliers. L'Elysée pense qu'une progression des rebelles jusqu'à quelques kilomètres de Tripoli devrait susciter une révolte à l'intérieur de la capitale libyenne. Et Kadhafi serait contraint de partir. Si, pour une fois, tout se passait comme prévu...
Vincent Jauvert-Le Nouvel Observateur