Par Abdellali Merdaci*
Je ne crois pas que les propos haineux des ayant-droit de l’instituteur et inspecteur des Centres sociaux éducatifs Ali Hammoutène, signés par Maître Ali Hammoutène, encouragent la sérénité d’un débat contradictoire autour de mes écrits sur les propos sulfureux d’Ali Feraoun relativement au parcours de son père, Mouloud Feraoun (Cf. « Algérie 1 », 16 mars et 28 mars 2021). À aucun moment dans mes deux contributions en réponse aux propos outrés d’Ali Feraoun, je n’ai cité à titre personnel Ali Hammoutène. Je l’ai évoqué sans le dissocier du groupe des inspecteurs des Centres sociaux éducatifs auquel il appartenait et dont il a subi la semblable et effroyable mise à mort par la milice fasciste des Européens d’Algérie, l’OAS.
Je voudrais récuser cette stratégie vicieuse et visqueuse de Maitre Hammoutène qui consiste à jeter le discrédit sur son interlocuteur pour le disqualifier auprès des lecteurs. Les ayant-droits Hammoutène ont choisi l’attaque ad hominemrépulsive et intellectuellement malhonnête, jetant le doute et l’opprobre sur mon travail de chercheur attaché depuis de longues décennies à l’histoire culturelle de mon pays. J’ai publié des dizaines d’ouvrages, d’articles de revues scientifiques et de journaux et formé, en tant qu’enseignant-chercheur de l’Université algérienne, des milliers d’étudiants, avec toujours le souci de l’exactitude et la seule certitude des archives, élément central de tout savoir. Je n’ai jamais rien écrit qui ne soit observable et vérifiable. Le respect que je dois à mes amis et à mes adversaires commence-là. Lorsque je m’adresse aux lecteurs d’« Algérie 1 », je le fais en tant qu’acteur du champ culturel, dans une langue suffisamment partagée, sans faillir à la rigueur des faits prouvés. Je n’ai jamais trompé la confiance de ceux qui m’accueillent avec amitié et qui me lisent.
Je voudrais préciser que sur la famille professionnelle d’Ali Hammoutène, celle des instituteurs algériens d’origine indigène de la période coloniale, j’ai publié, en 2007, un essai (« Instituteurs algériens d’origine indigène. Une voix pour les Humbles », Constantine, Médersa, 2007 ; rééd., 2013) et en, en 2010, un dictionnaire (« Auteurs algériens de langue française. Dictionnaire biographique », Paris, L’Harmattan, 2010) qui recense systématiquement les travaux édités par des Algériens pendant le période coloniale (1830-1962), dont ceux d’une signalée phalange d’instituteurs. Le milieu des enseignants, notamment celui de « La Voix des Humbles », dont j’ai analysé les écrits, ne m’est pas inconnu. Le seul Hammoutène que j’ai reporté dans mes travaux est Saïd Hammoutène, un instituteur arabisant de Marengo, publiant en 1939 un manuel de « Grammaire et parler arabe ». J’ai rencontré le nom Ali Hammoutène comme membre des Centres sociaux éducatifs et je ne l’en ai jamais séparé.
Je m’en tiens aux grossières incriminations portées contre moi par l’avocat Ali Hammoutène :
1) Posons d’emblée que je ne suis pas un spécialiste des SAS sur lesquels mon contradicteur chicane. Ces Services d’administration spécialisée, organismes militaires, encadraient les populations indigènes déplacées ou localisées dans les périphéries des cités, plus de deux millions de personnes ; ils exerçaient des attributions municipales, de police et de service social (aide alimentaire, hygiène et santé). Encore moins, un spécialiste des CSE pour lesquels je me suis appuyé, en les citant, sur de sûres références. Ce sont, toutefois, deux institutions de l’État colonial français en Algérie, intervenant spécialement auprès de populations indigènes défavorisées pour les gagner à la France. Il faut préciser que les centres de rétention gérés par les SAS étaient cernés de barbelés, des prisons à ciel ouvert.
La direction des CSE devait être dévolue, comme celle des SAS, à l’armée coloniale en guerre. Au terme d’un conflit de compétences, le gouvernement français, conseillé par l’anthropologue et résistante Germaine Tillon, les plaçaient sous l’autorité du ministère de l’Éducation nationale. Ces deux institutions de la France coloniale SAS et CSE recevaient les arbitrages du gouverneur général de l’Algérie.
2) J’ai effectivement écrit que les réponses du docteur Mohamed Hammoutène et des membres de l’Association des Amis de Max Marchand, Mouloud Feraoun et leurs compagnons à Ali Feraoun étaient timorées. Maître Hammoutène n’en disconvient pas ; il observe ainsi : « […] il ne s’agissait pas de noyer l’esclandre comme il semble le croire mais raison gardée, de rétablir une fois de plus la vérité sans complaisance, de manière civilisée en effet et sans invective. ». Je retiens ces vocables d’une évidente signification : « raison gardée », « de manière civilisée », « sans invective ». En fait, une démarche de personnes qui savent se tenir, qui préservent l’étiquette. Je n’ai pas dit autre chose.
3) Parlons-donc de cette histoire, de cette grande « Histoire » que j’aurais « triturée » dont les héritiers Hammoutène seraient les dépositaires et les juges exclusifs. Les Centres sociaux éducatifs, convient-il de le rappeler, ont été créés en 1955 dans une perspective politique coloniale affirmée par le gouverneur général de l’Algérie Jacques Soustelle, qui s’illustrera vers la fin de la guerre, en désaccord avec le général de Gaulle, président de la République, comme un pivot de l’Algérie française. Dans les premiers mois de la guerre, un objectif s’imposait pour les Français, renforcer la politique d’intégration des Français musulmans, couper l’herbe sous les pieds du FLN-ALN et l’éloigner la population indigène. Les CSE prennent place dans cette politique du dernier quart d’heure de la France coloniale. Ils étaient d’emblée voués à l’échec et c’est Mouloud Feraoun qui en soulignait l’inanité dans une lettre à Emmanuel Roblès : « Aux centres sociaux, je fais un travail assommant dont je me fiche éperdument et qui n’intéressera jamais personne » (« Lettres à ses amis », Paris, Seuil, 1967, p. 182). Il est vrai que leur objectif de rattraper le retard des populations indigènes périphériques, vivant aux frontières des cités, et dans les zones rurales, est honorable. Mais il restait tardif et sans commune mesure avec la déstructuration ancienne du système de formation algérien. Comment, ainsi que le note Germaine Tillon, combler l’insurmontable faillite de l’École coloniale qui laissait au bord du chemin 1700000 enfants indigènes algériens ? Si les CSE ont droit au respect, ce n’est jamais en tant qu’institution de la colonisation française de l’Algérie en déroute, mais en raison de l’humanisme de leurs animateurs – et, parmi eux, Ali Hammoutène.
4) Pourquoi surcharger l’histoire ? Maitre Hammoutène prend ombrage du fait que j’ai écrit que les animateurs des CSE n’étaient pas des militants du FLN et qu’ils n’en ont pas créé une cellule clandestine sur les hauteurs d’Alger. Si tel était le cas, que l’avocat Hammoutène le prouve avec des documents à l’appui pour l’édification des lecteurs d’« Algérie 1 » et des Algériens. Je n’ignore pas qu’Ali Hammoutène a été déplacé de Kabylie ; c’est aussi le cas de Mouloud Feraoun, menacé par l’adjoint Achard des Ouadhias. Connaissant les méthodes expéditives de l’armée française et de ses chefs en Kabylie, notamment le général Olié, au demeurant bon ami de Mouloud Feraoun, qui chassait en hélicoptère sur la musique de Bach le sanglier de l’Akfadou et épandait sans état d’âme le napalm sur les mechtas de la montagne kabyle, je trouve exceptionnel la bienveillance du redoutable service de renseignement militaire colonial envers l’instituteur Ali Hammoutène, soupçonné d’activités au bénéfice du parti insurrectionnel, ainsi la collecte de fonds. Il n’a été ni inquiété, ni torturé, ni jugé par un tribunal spécial, ni emprisonné, mais déplacé dans une paisible école d’Alger. Douce sanction ! Est-ce vraiment crédible, en 1958, au plus fort de la guerre ? S’il faudra creuser cette histoire, Maître Hammoutène devrait publier l’ordre militaire d’éloignement de l’instituteur Hammoutène de Kabylie et son exposé des motifs. Et aussi les documents témoignant de son affiliation au PPA-MTLD-FLN, puisqu’il déploie un itinéraire militant méconnu de l’instituteur Hammoutène dont aucun ouvrage de la période coloniale et de la guerre d’Algérie ne fait état.
5) Dans le fond, cette discussion est sans intérêt, si elle glisse dans les marécages de la mythomanie. Ce n’est pas un membre du PPA-MTLD-FLN que les tueurs de l’OAS ont pris pour cible au Château-Royal, à El Biar (Alger), mais bien un inspecteur des CSE. Il faudrait poser la question de la licéité de la qualité de « chahid » que l’avocat attribue à son parent et produire, là-dessus, l’attestation de l’Organisation nationale des Moudjahidine. Sauf à tordre le sens des mots, un chahid est un combattant de l’ALN ou du FLN urbain, tombé les armes à la main, face à l’ennemi ou guillotiné dans une prison d’Algérie ou de France. L’inspecteur Ali Hammoutène, abattu par un commando de l’OAS, ne répond pas à ces cas précis. Les ayant-droit Hammoutène placent leur argumentaire sur le plan de l’histoire. Et la seule véridicité de l’histoire est celle que valident des documents incontestables. Sans doute, au lieu de tomber dans l’injure facile et faire inutilement assaut d’ironie contre l’auteur de ces lignes, ne fallait-il pas s’en tenir aux faits indiscutablement établis. Prouver que le 15 mars 1962, Ali Hammoutène est tombé sous les balles de l’OAS au titre de son engagement dans le FLN et non pas de sa responsabilité d’inspecteur des CSE.
6) Je ne nourris aucune « certitude saugrenue de l’histoire » comme m’en fait le reproche mon accusateur. L’histoire, ce sont les faits assignables à des preuves formelles, qui s’imposent à chacun, qui ne sont pas des fantasmes. J’ai fait valoir que le 15 mars 1962, l’assassinat de l’OAS, à Château-Royal, visait des membres des CSE. Est-ce donc pervertir l’histoire ? Dans son ouvrage sur ce sanglant événement « L’Assassinat de Château-Royal », (Paris, Éditions Tiresias, 1992), Jean-Philippe Ould Aoudia n’envisage pas d’autre thèse. Et aucun ouvrage d’histoire ne mentionne ces informations inédites de l’avocat Hammoutène sur la terrible barbarie de Château-Royal. Est-ce bien le militant PPA-MTLD-FLN qui était ciblé par les tueurs de l’OAS ? Si, effectivement, dans le groupe d’inspecteurs des CSE, certains de ses membres ont rejoint le FLN ou l’ALN ou même exprimé des sympathies pour leur combat libérateur, cette éventualité n’est entrevue dans aucune chronique sur l’événement de Château-Royal, le 15 mars 1962.
7) Je trouve immoral que l’avocat Ali Hammoutène, au nom des ayant-droits Hammoutène, disjoigne son parent, l’inspecteur Ali Hammoutène, du parcours collectif qu’il a entrepris avec ses collègues des CSE Max Marchand, Mouloud Feraoun, Robert Eymard, Marcel Basset et Salah Ould Aoudia. C’est malheureusement la semblable démarche répréhensible que celle de l’héritier Ali Feraoun qui enrégimente son père dans les rangs de l’ALN, alors que Maitre Hammoutène en appelle au PPA-MTLD-FLN. Ne s’agit-il là que de nuances, je dirais d’obscures nuances, dans une histoire de militance qu’il faudra prouver, autant pour les Feraoun que pour les Hammoutène. Ce rude débat d’histoire, s’il advenait en dehors des prétentions abusives d’héritiers matois, ferait avancer une page de l’histoire de l’engagement des intellectuels dans la Guerre d’Algérie, encore très mince, qui reste à écrire.
8) Je constate que seuls les descendants d’inspecteurs Français musulmans des CSE – Feraoun et Hammoutène – sont intervenus, à ce jour, pour les projeter contre leurs collègues Français chrétiens (ou agnostiques) et les rhabiller de neuf dans des trajectoires différentes de militants de la Guerre d’Indépendance, sollicitant l’onction de l’ALN et du PPA-MTLD-FLN. Est-ce simplement la manifestation de la profondeur d’un trauma ? Leurs ascendants sont morts lors d’une réunion des CSE qui œuvraient spécialement pour l’État colonial français. Peuvent-ils, l’un et l’autre, effacer ce fait d’histoire.
Maître Hammoutène développe confusément sa réponse en recourant à d’amples citations de l’inspecteur Ali Hammoutène extraites d’un ouvrage posthume (« Réflexions sur la guerre d’Algérie », Alger, ENAL, 1983 ; ENAG, 2013) – et aussi à des pages d’un mémoire apparemment inédit. Ce texte, édité tardivement, au-delà de ce qu’il dit sur la pensée intime de son auteur, amende-t-il pour autant son parcours dans les CSE, organisme, répétons-le à l’envi, de l’État colonial français en Algérie.
9) Je maintiens, quitte à aller devant un tribunal de la République ou devant un collège d’historiens, les faits suivants qui troublent l’avocat Hammoutène :
- L’horrible tuerie du 15 mars 1962 perpétrée par un commando fasciste de l’OAS visait des inspecteurs des CSE ;
- Les CSE étaient une institution coloniale, dépendant du gouvernement général de l’Algérie et du ministère de l’Éducation nationale sans attache avec l’ALN et le FLN et ses membres ne participaient pas à leur insurrection armée contre l’ordre colonial ;
- Les inspecteurs des CSE Max Marchand, Mouloud Feraoun, Robert Eymard, Salah Ould Aoudia, Marcel Basset, Ali Hammoutène, sont morts pendant leur mission au service de l’État colonial ; ce sont des martyrs d’une cause française.
- Les inspecteurs des CSE, quel que soit leur sentiment personnel sur la Guerre d’Algérie en cours, qui s’achevait le 19 mars 1962, ne sont pas des chouhada du combat libérateur de l’Algérie sous la direction du FLN-ALN.
- La qualité de chahid ou de moudjahid est reconnue dans des situations propres à la Guerre d’Indépendance et homologuée par l’Organisation nationale des Moudjahidine (ONM). Est-ce que la tuerie de Château-Royal de l’OAS figure sur ses registres officiels ?
10) Je n’ai pas le pouvoir médiumnique que me prête mon insulteur et je ne parle pas au nom des inspecteurs assassinés des CSE. J’ai rapporté consciencieusement des faits d’histoire largement diffusés, qui sont accessibles à tous les Algériens. Ai-je manqué d’égard envers ces inspecteurs des CSE dont j’ai signalé le dévouement dans leur mission difficile de formateurs dans un pays en guerre et dans une colonisation française en crise, qui ne tardait plus à chuter ? Universitaire algérien, m’exprimant dans un pays libre et souverain sur le passé colonial, et le faisant en toute liberté, j’ai écrit que les animateurs des CSE sont des pédagogues, certes attachés à une institution coloniale, que l’École algérienne devrait prendre en exemple. Sont-ils des héros de l’Algérie indépendante ? Je ne le pense pas. En 1961, et même au début de 1962, avant le cessez-le-feu, ils auraient pu, individuellement ou collectivement, rejoindre le combat du FLN-ALN – ou, s’ils l’avaient déjà fait, comme le revendiquent deux héritiers inconvenants, Ali Feraoun et Maître Ali Hammoutène, le faire savoir clairement. Ils ne l’ont pas fait et il convient de respecter leur position, qui appartient désormais à l’histoire et aux historiens.
Je m’étonne du droit de réponse malintentionné des ayant-droit de l’inspecteur des CSE Ali Hammoutène. Je suis le seul universitaire algérien, en 2021, comme cela a été aussi le cas en 2014, à m’être opposé aux falsifications de l’histoire d’Ali Feraoun et avoir défendu la mémoire avilie des éditeurs du Seuil, Paul Flamand et Emmanuel Roblès, et des inspecteurs des CSE, morts dans leur mission et dans leur conviction française. Et sans ma contribution donnée à « Algérie 1 », les outrances d’Ali Feraoun, secondé par sa sœur Fazia, sur les collègues de leur père aux CSE ne seraient ni connues ni discutées. Maître Ali Hammoutène parle avec aisance d’« insanité » et de « diffamation ». En tant que juriste, ne devait-il pas plutôt étayer en toute objectivité son droit de réponse par des faits vérifiables ? Au seul bénéfice de l’écriture de l’histoire. Il s’en abstient et se replie, faute d’arguments tangibles à m’opposer, dans une posture d’insulteur et d’imprécateur.
Plutôt qu’un débat contradictoire et respectueux, basé sur les seuls faits prouvés, l’avocat Hammoutène se complait dans des remugles d’égout. L’inspecteur Ali Hammoutène, son parent, dont j’ignorais pleinement l’existence en dehors des CSE, n’a jamais été l’objet de mes contributions sur l’itinéraire du « Fils du pauvre » dans l’histoire de la période coloniale et sur les fausses assertions de son fils Ali Feraoun. Je ne l’ai pas cité à titre individuel mais dans le collectif d’inspecteurs des CSE, je ne l’ai ni rabaissé (ce n’est pas dans mes écrits qu’est apparue l’ignoble formule de « victimes collatérales ») ni injurié, ni diffamé, et l’avocat doit bien connaître la définition de la diffamation dans le droit algérien pour l’agiter légèrement.
Je me demande pourquoi les ayant-droit Hammoutène s’attaquent spécialement à moi dans une telle violence qu’ils n’ont pas retournée contre celui qui a piétiné la sépulture et souillé la mémoire de leur parent, en enfreignant la civilité dont ils se réclament à tort, en se prêtant malencontreusement en dehors de toute bienséance à l’intimidation et à l’invective. Ce débat de triste ergoteur fulminant, qui prétend réécrire et manipuler l’histoire à la juste mesure de son ascendant, ne m’intéresse pas et ne m’appartient pas. Maître Ali Hammoutène a attendu cinquante-neuf ans après la disparition de son parent pour en rappeler le souvenir dans une polémique injurieuse et sans honneur.
Abdellali MERDACI
*Écrivain, critique et historien de la littérature