Après des années de discussions et de réflexions pour savoir comment réduire leur dépendance envers la principale monnaie mondiale, le dollar américain, plusieurs États entament des actions concrètes.
Récemment, le patron de la banque russe VTB Andreï Kostine a présenté un plan pour renoncer à l’unité monétaire américaine. Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a exposé sa proposition de priver le dollar de son statut actuel devant le Parlement européen. A quoi les gouvernements sont-ils prêts pour se débarrasser des fers du dollar et où le «feu rouge» s’est-il déjà allumé pour cette monnaie?
Le plan d’Andreï Kostine
Le plan du patron de la VTB prévoit l’enregistrement des plus grands holdings russes dans la juridiction nationale, le placement d’obligations européennes sur la place russe, ainsi que l’attribution de licences à tous les acteurs du marché boursier. Le premier point du programme, qui en est aussi le principal, est le passage accéléré aux paiements avec d’autres monnaies pour les opérations d’import-export. Certaines démarches ont déjà été accomplies en ce sens: des accords sur le commerce bilatéral en roubles sont ainsi en vigueur depuis 2014 avec la Chine.
Selon les prévisions du ministère russe du Développement économique, les échanges entre Moscou et Pékin atteindront 100 milliards de dollars cette année, et les paiements en monnaies nationales augmenteront également. En 2017, près de 10% des paiements pour les livraisons russes vers la Chine étaient libellés en roubles, et près de 15% des importations chinoises ont été achetées en yuans par les compagnies russes.
La prochaine démarche importante que la Russie est prête à entreprendre est de renoncer au dollar pour vendre son principal produit d’exportation: le pétrole. Les analystes indiquent qu’il serait possible dès à présent d’exclure la monnaie américaine des opérations avec la Chine, la Turquie et l’Iran, ce qui ne ferait que renforcer la tendance à la dédollarisation.
La Chine suit la même voie. En mars, sur fond de guerre commerciale contre les USA, Pékin a porté un coup dur au dollar sur le marché mondial des hydrocarbures en lançant le commerce de contrats à terme en monnaie nationale dans le secteur pétrolier. Il s’agissait d’une mesure préventive opportune. A présent, la Chine a l’intention de payer en yuans les fournitures physiques de pétrole.
Les analystes font remarquer que l’abandon du dollar est rationnel non seulement pour le paiement du pétrole, mais également dans toutes les opérations. La Russie pourrait tout à fait s’engager sur cette voie en commençant par l’Union eurasiatique.
L’Europe est fatiguée du dollar
L’Europe perd également des centaines de millions d’euros à cause des guerres commerciales déclenchées par le président américain Donald Trump. Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker a évoqué devant le Parlement européen la nécessité de priver le dollar de son statut de principale monnaie mondiale.
Il est également suggéré de commencer ce démantèlement par les pétrodollars: Jean-Claude Juncker a déploré que l’Europe achète 80% de ses hydrocarbures en dollars. Il a également qualifié «d’absurde» le fait que les compagnies européennes achètent des avions européens avec des dollars et non des euros.
La monnaie européenne doit devenir «le visage et l’instrument d’une nouvelle Europe plus souveraine», a souligné Jean-Claude Juncker.
Le rouble ou l’euro
L’accord des contractants pour investir leur monnaie dans le rouble pour s’en servir ensuite afin de payer le pétrole fourni contribuerait au renforcement de la monnaie russe. Toutefois, les risques élevés du rouble, la volatilité et l’imprévisibilité de la rentabilité constituent le désagrément le plus important. La volonté de la Russie à elle seule ne suffit pas pour commercer dans d’autres monnaies: les pays partenaires doivent également le vouloir.
«Le passage est envisageable, bien sûr, mais il faudra accorder des remises ou des privilèges au moins pour qu’ils couvrent les risques des partenaires», estime Sergueï Khestanov, conseiller du directeur général pour la macroéconomie d’Otkrytie Broker. C’est pourquoi les paiements en euros paraissent plus réalistes pour l’instant.
D’un autre côté, certains pays ont déjà fait part de leur volonté de passer aux paiements en monnaies nationales. Notamment la Turquie, qui a subi une chute de sa livre à cause des sanctions de Washington. Avec ses plus grands partenaires — la Chine, la Russie, l’Iran et l’Ukraine — la Turquie «est prête à échanger en monnaies nationales», a déclaré le président turc Recep Tayyip Erdogan. Ainsi qu’avec les pays européens s’ils le souhaitaient, a ajouté le dirigeant turc.
La révolte anti-dollar
La recherche d’alternatives au dollar est une tendance mondiale majeure, selon le Kremlin
Néanmoins, pour l’instant, il est impossible de renoncer entièrement au dollar. Le système financier mondial est construit de telle sorte que la monnaie américaine représente 70% de tous les paiements. «La Russie vend du pétrole en dollars. Par conséquent, pour maintenir les opérations d’importation et d’exportation, une grande partie des réserves doit être en monnaie américaine», explique l’analyste Timour Nigmatoulline.
L’expert économique indépendant Anton Chabanov pense que l’idée du passage aux paiements en monnaies nationales est «tout à fait logique», mais que le plan proposé par le patron de la VTB «ressemble à l’avion des frères Wright, voire à une utopie». Le fait est que pour l’instant, l’infrastructure mondiale ne suffit pas pour mettre en œuvre cette idée.
Quoi qu’il en soit, selon les prévisions de la Banque mondiale, le dollar sera privé du rôle principal dans le système financier mondial pour être remplacé par un système à trois monnaies: l’euro, le dollar et une autre monnaie asiatique — probablement le yuan.
L’économiste américain et ancien conseiller du FMI Barry Eichengreen explique ainsi le caractère inévitable de la perte du statut de principale monnaie mondiale dont jouit actuellement le dollar: la puissance des technologies financières contemporaines détruit les «effets de réseau» qui ont créé un monopole monétaire naturel. Il compare ce processus au développement des systèmes d’exploitation pour les ordinateurs — il n’est plus obligatoire d’utiliser seulement Windows.
La révolte contre le dollar pourrait s’avérer bien plus puissante que ne le prédit la majorité des économistes, avertit Gal Luft, directeur exécutif de l’Institut d’analyse de la sécurité mondiale. Il a rappelé que les USA menaient actuellement une guerre économique contre une vingtaine de pays dont la somme des PIB excède 15.000 milliards de dollars. La ligne est donnée par la Russie et la Chine, qui attirent dans l’«alliance anti-dollar» de plus en plus de participants. D’après Gal Luft, le front principal où se décidera l’avenir du dollar sera le marché mondial des matières premières — notamment le marché pétrolier de 1.700 milliards de dollars. (Sputnik)