Il y a une semaine, alors que je me promenais dans la forêt, j’ai trouvé, déposé au pied d’un arbre et protégé par un petit sac en plastique, un cahier griffonné à la main, où ne figurait ni le nom de l’auteur ni le titre du texte mais juste une date à la dernière page (10 février 1998) qui indique, je suppose, le jour où son écriture a été achevée. Je n’ai pas eu le temps, jusqu’ici, de prendre connaissance de son contenu en entier, mais en parcourant rapidement la vingtaine de notes bibliographiques qui se trouvent à la fin de ce cahier, je pense qu’il s’agit d’une étude sur la vie et l’œuvre du poète andalou-maghrébin Abul-Hassan Shushtarî, un poète soufi du 13e siècle dont j’ignorais jusque-là l’existence.
On trouve de tout, de nos jours, en marchant dans la forêt, souvent des bouteilles d’eau vides et des restes de nourriture avariée qui révèlent l’incivisme de certains promeneurs, divers objets hétéroclites oubliés dans la hâte des retours chez soi en fin de journée, ou même parfois des pièces de monnaie tombées d’une poche trouée, mais jamais un manuscrit anonyme trônant sous un arbre comme une sentinelle bienveillante. Sa présence insolite dans un endroit pareil est un mystère. Je soupçonne fortement son auteur de l’avoir placé là exprès, mais dans quel but ?
Au vu des nombreuses ratures qui traversent cet écrit, la plume qui l’a rédigé a dû certainement hésiter longtemps. La recherche du mot juste, la quête d’une pensée exacte au bord d’un précipice sont des entreprises périlleuses et sans fin. Nous croyons nous rapprocher parfois d’un but mais sans jamais y parvenir complètement, et l’imperfection et l’impossibilité sont nos lots quotidiens.
J’aime croire que ce manuscrit anonyme sur la vie et l’œuvre d’Abul-Hassan Shushtarî a été offert à la forêt comme on murmure un secret ou comme on tend une main complice à un étranger de passage. Pareillement aux temps anciens, celui qui l’a écrit a dû penser peut-être qu’il serait préférable que son texte soit transmis de maître à élève ou, mieux, par l’entremise du hasard. Ses pages jaunies sentent bon l’écorce des arbres. J’espère, en le lisant prochainement y trouver moins des réponses que des questions, puis j’irai vite le remettre, à mon tour, à la forêt, au soleil et à la terre humide.