Le Docteur Mahmoud Boudarène est psychiatre. Il a été député du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) de 2007 à 2012. Il a publié trois livres. En 2005, il fait paraître à Alger, «Le stress entre bien-être et souffrance» aux éditions Berti. En 2012, il sort «L'action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre» aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou. Son troisième ouvrage intitulé «La violence sociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression» est paru, en septembre 2017, aux éditions Koukou. Sur ce sujet préoccupant de la violence sociale, un fléau qui interpelle aussi bien les théoriciens, les praticiens de terrain que les hommes politiques, Mahmoud Boudarène a accepté de répondre aux questions d’Algérie1.
Algérie1: Dans votre dernier livre, «La violence sociale en Algérie», vous écrivez que «la violence est devenue banale, ordinaire dans notre pays. Elle s'est emparée du corps social et est devenue structurelle». «Les individus se promènent, écrivez-vous encore, avec des gourdins dans les voitures, des couteaux dans la poche, des sabres sous les kechabias». Comment expliquez-vous, Dr Mahmoud Boudarène, de tels comportements ? L’Algérien est-il agressif de naissance ? Y aurait-il des êtres, des époques (je pense à la terrible décennie rouge algérienne des années 1990) et même des peuples moins pacifiques que d’autres?
Algérie1: Dans votre ouvrage, vous pointez du doigt «la violence faite aux femmes, dans leurs familles et plus généralement dans la société algérienne». Il existe, à notre avis, 2 sortes de pays: ceux où nos mères et nos filles peuvent sortir dans l’espace public en toute tranquillité, même de nuit, et les pays malheureux où il leur est déconseillé de s’aventurer dans les rues dès la tombée du jour.
Dr Mahmoud Boudarène : Une jeune femme vient d’être victime de violence dans l’espace public, à Oran. Elle avait été agressée parce que c’est une femme et parce qu’elle faisait de surcroit son jogging. Vous pouvez imaginer ce qui aurait pu arriver si elle s’était avisée à circuler, seule, durant la nuit. Mais cela n’était rien devant la violence qui lui avait été infligée par le gendarme auquel elle s’était adressée pour se plaindre. Le commis de l’Etat qui était sensé assurer la protection du citoyen, s’était autorisé à refuser d’enregistrer sa plainte, parce que femme, elle n’avait rien à faire à cette heure-là dans la rue. Dans aucun pays au monde, un policier ou un gendarme n’aurait osé réagir de la sorte.
Il s’était comporté comme le tuteur de cette jeune femme et avait par ses insinuations porté atteinte à sa dignité. Une autre violence, institutionnelle celle-là. Il avait par ailleurs manqué de respect à sa fonction et à l’institution qu’il était censé représenter. Cela veut dire quoi? Cela veut dire que certaines personnes qui sont chargées de faire respecter l’ordre public et la loi sont les premières à les bafouer. Une situation qui montre que l’autorité publique n’existe plus, ce qui ne peut qu’ajouter au sentiment d’insécurité que vit le citoyen.
Cela dit, les violences faites aux femmes ne sont pas observées uniquement dans notre société. Elles existent partout et prennent des aspects divers. De la simple discrimination dans l’accès au travail et à la responsabilité au harcèlement moral et/ou sexuel ou encore à l’agression caractérisée proprement dite (le viol par exemple ou l’agression physique). Depuis que le monde est monde, la femme est le bouc émissaire de la violence sociale, elle en est la victime expiatoire. Dans les temps les plus anciens, elle était sacrifiée pour conjurer la montée de la violence dans la communauté.
Dans notre pays, la violence à l’encontre des femmes est structurelle. Elle s’inscrit dans les mécanismes qui participent au maintien de l’équilibre social, lesquels mécanismes tirent leur légitimité des pesanteurs sociologiques (le patriarcat) et de plus en plus du regain de religiosité du groupe social. Mais si les violences faites aux femmes affectent davantage notre société, c’est parce que les institutions de la République l’autorisent; en maintenant notamment les sujets de sexe féminin de façon «convenue» sous la dépendance et la domination des hommes. Ces derniers forts d’une mentalité qui s’est abreuvée à la fois des archaïsmes sociaux et des commandements religieux, succombent plus facilement à des comportements «machistes» et à la tentation du passage à l’acte violent. La constitution algérienne, par son article 29, consacre l’égalité des deux sexes et ouvre aux personnes de sexe féminin, par ses articles 31 et 31 bis, toutes les portes qui conduisent à leur épanouissement dans la vie sociale, économique et politique. Le code de la famille remet en cause tout cela. Par ses articles 11 et 12, il vient, en violation de la loi suprême – la constitution - contrarier cet objectif et faire des femmes des personnes qui doivent être sous la tutelle du père ou d’un membre de la famille, d’un homme, en particulier quand elles doivent se marier. Une entrave à leur liberté d’être humain, une violence institutionnelle qui valide la violence sociale qui leur est infligée. Situation inédite: dans les faits, la femme algérienne peut être députée et légiférer, être procureur et condamner, endosser la robe noire du juge et rendre la justice, être avocate et veiller à la bonne application de la loi, être ministre et avoir des subordonnés masculins auxquels elles commandent, etc. Tout cela en étant considérée comme une mineure. Faut-il souligner qu’elle est la moitié de l’homme si elle est appelée à apporter son témoignage? Des contradictions qui créent une situation improbable, une permanente injonction paradoxale, anxiogène, qui génère chez le sujet de sexe féminin un inconfort moral et des conditions d’incertitude qui lui interdisent de prendre en charge, de manière assumée et assurée, son destin. Voilà une violence psychologique indicible qui accroit la souffrance.
Les violences faites aux femmes constituent, dans notre pays, un vrai problème de société, un problème de culture et de mentalité. Il faut que la communauté nationale évolue, qu’elle se civilise et que l’homme se rende enfin compte que la femme est un être humain identique à lui-même. Il faut qu’il comprenne qu’elle est son égale et que rien ne la prédestine à être inférieure. De ce point de vue, l’école a un rôle important – peut-être le premier – à jouer. A condition, bien sûr, de la libérer de la matrice idéologique qui s’en est emparée. C’est à cette institution républicaine que revient la mission d’insuffler à l’élève, citoyen de demain, les valeurs d’égalité entre les deux sexes, et c’est sur les bancs de l’école que le petit garçon doit apprendre à respecter la petite fille qu’il côtoie aujourd’hui et avec laquelle, il aura demain - devenus adultes - à partager l’espace social. Une démarche pédagogique qui doit être répercutée et amplifiée par les organisations de la société civile. Les pouvoirs publics doivent assumer cette démarche et mettre à la disposition de ces actions les moyens de communication de l’Etat, en particulier les médias lourds. Enfin, il faut réprimer durement tous les actes de violence perpétrés à l’encontre des femmes, notamment les actes commis par ceux qui sont sensés assurer la protection du citoyen. De ce point de vue, l’introduction dans le code pénal de «la notion des violences faites aux femmes, et en particulier la violence conjugale», dans ses chapitres consacrés aux crimes et délits contre les particuliers, constitue une avancée considérable. Il faut que la loi soit appliquée quel que soit le contrevenant.
Algérie1: Tout conflit, qu’il soit propre à un individu ou qui implique des tiers, et qui n’est pas résorbé à temps, peut devenir une source possible de violence...
Dr Mahmoud Boudarène : Le conflit constitue aujourd’hui dans notre société un alibi à la violence. J’ai conscience de la gravité de ce que je dis mais j’ai le sentiment que nous en sommes arrivés au stade où la violence évolue pour son propre compte. Celle-ci, la violence, ne nait pas nécessairement du conflit parce que ce dernier peut et doit toujours trouver sa résolution dans le dialogue et l’apaisement et non dans le passage à l’acte agressif. Si le dialogue, dans notre société, ne constitue plus la voie privilégiée pour résoudre les différends, c’est parce que les gens ne savent plus se parler. Les individus sont en proie à une colère permanente et ne sont plus en mesure d’exercer le contrôle sur leurs émotions. Ni l’ordre social, ni l’ordre institutionnel ne constituent l’obstacle à l’expression de l’agressivité qui habite l’individu. La violence est là, elle est à l’affût et n’attend que l’occasion pour se manifester. Une menace pour la paix sociale. Un différend insignifiant donne lieu à une rixe; des situations où les sujets laissent libre cours à leur colère sans imaginer un seul instant la portée de leurs actes. Des comportements qui montrent que les mécanismes régulateurs qui organisent la vie en communauté sont inopérants et qu’ils ne constituent plus un rempart à l’émergence de la violence.
Quand la violence est collective – des cas de figures qui rythment assez régulièrement la vie sociale et politique dans notre pays -, elle prend l’allure d’une explosion émotionnelle contagieuse qui la rend encore plus dangereuse. L’effet ‘foule’ amplifie cette émotion et accroit le risque de passage à l’acte violent parce qu’il lève les interdits qui inhibent, chez l’individu, les attitudes répréhensibles et qu’il dilue la responsabilité individuelle dans un passage à l’acte collectif. C’est le cas notamment de la violence observée dans les stades, de celle qui est exprimée à l’occasion des émeutes ou encore de celle qui est manifestée lors de lynchages ou de viols en groupe. Le sujet qui agit dans de telles conditions perd son individualité propre et son identité personnelle se dissout dans celle du groupe avec lequel il agit. Dans de telles circonstances, il est anonyme et non identifiable comme auteur responsable du passage à l’acte et, s’il vient à commettre des actes violents, antisociaux, il le fait au nom de tous. Ici, il n’y a pas de conflit. Le sujet ne commet pas son acte en solo mais il le perpètre avec les autres. Une situation aisée et une logique qui prévaut dans tous les phénomènes de masse. A ce stade, la conscience de soi est absente et le sujet n’est plus à l’écoute de ses motivations personnelles. Il a abandonné ses valeurs propres pour se soumettre à celles qui lui sont imposées par le groupe auquel il appartient.
Algérie1: Quelles sont, d’après vous, Dr Mahmoud Boudarène, les conditions pour que la société algérienne s'apaise et que la violence ordinaire, celle qui s'exprime dans la cité, au quotidien, s’atténue ou disparaisse de notre paysage? La politique des pouvoirs publics, sur ce plan, peut-elle être uniquement sécuritaire ?
Dr Mahmoud Boudarène : Je ne crois pas que le ‘tout sécuritaire’ est la solution à la violence sociale. La répression ajoute de la violence à la violence et ce n’est pas bon. En tout cas, une réponse qui ne suffit pas. Si on veut réduire ce phénomène, il faut s’attaquer aux ingrédients qui font le lit sur lequel fleurit la violence sociale et créer les conditions favorables à l’implication du citoyen dans le désir et le besoin de l’apaisement de la communauté. Les Algériens ont des problèmes nombreux, ils doivent être résolus. Les jeunes, particulièrement, attendent des réponses à leurs difficultés quotidiennes, à la mal-vie dans laquelle ils pataugent à longueur de journée. Ils ont besoin d’espaces culturels, de cinémas, d’infrastructures où ils peuvent faire de l’exercice, du sport.
Ils veulent s’associer, créer, exprimer leur génie dans des activités communes, solidaires, dans des mouvements qui oeuvrent pour le bien-être de la communauté. Les Algériens ont besoin d’espaces de rencontres, de convivialité, de partage afin que les individus apprennent à se connaitre, à se reconnaitre, à tisser des liens sociaux solides et puissants. Apprendre à vivre ensemble, voilà le rempart à ériger face à la violence. Il ne suffit pas de proposer une journée internationale pour célébrer «le vivre ensemble» pour que les choses se fassent. Encore faut-il donner de la réalité, chez soi, à cette idée. Les jeunes algériens étouffent dans leur pays, ils ont besoin de liberté et de démocratie, ils ne les ont pas. Ils veulent participer à la construction du destin commun et prendre part à la décision politique, ils en sont exclus.
La privation des libertés est une forme d’aliénation de l’individu, elle constitue une violence politique absolue. Si vous bâillonnez les sujets pour les contraindre au silence, si vous les empêchez de s’exprimer, vous suscitez en eux la colère et le ressentiment, et vous les amenez à vous détester. Ils nourrissent à votre égard et à l’endroit de tout ce que vous représentez, de la haine. Dès qu’une opportunité se présente, la violence explose. Nous observons cela au quotidien dans notre pays. Les émeutes récurrentes et les attaques contre les édifices publics… Par ailleurs, l’absence de démocratie signifie aussi absence de dialogue et de débat dans la cité. Cela veut dire que les individus ne peuvent pas échanger des points de vue et des opinions, ils n’apprennent pas à se parler et à s’écouter les uns les autres. Ils n’apprennent pas à accepter l’opinion de l’autre et à être tolérants.
Le dialogue est une vertu qui doit prévaloir à l’intérieur de la communauté parce qu’il permet le tissage de liens entre des sujets qui ont besoin d’apprendre à se connaitre, à s’apprécier et à se respecter. Un climat qui réduit les tensions et apporte l’apaisement en limitant la survenue des conflits. Le climat démocratique est précisément propice au dialogue, il contribue à cette action pédagogique nécessaire à l’éducation de la société, à l’action civique et politique. Une société éduquée est une société généreuse, empathique, dont les membres sont naturellement soucieux des biens et du destin communs. C’est aussi une société sereine et apaisée mais une telle société n’est pas dans le projet du pouvoir politique. C’est pourquoi il verrouille le champ politique et il entrave toute forme d’organisation de la société civile. Il est hermétique à ces besoins et réagit comme s’il était frappé d’une cécité qui l’empêche de voir les véritables raisons qui sont à l’origine de la progression de la violence sociale dans notre pays. En réalité, il préfère une société sans cohésion, défaite et terrorisée par le climat de violence ambiant. Une société effrayée est facile à contrôler et à soumettre.
Pour venir a bout de la violence sociale, il faut la volonté politique. Le pouvoir doit donc se débarrasser de son arrogance et montrer qu’il a le désir d’émanciper à la fois l’action politique et civique, et qu’il peut (veut) faire confiance au citoyen. Il faut qu’il donne aux jeunes de ce pays la possibilité de participer à la construction et à la préservation de l’avenir commun. Les jeunes sont la vitalité de notre pays, pour autant ils sont superbement ignorés. Le pouvoir politique ne doit pas s’en méfier, comme il ne doit pas systématiquement les brider et les embrigader dans l’une ou l’autre organisation qui lui sont assujetties. Il doit libérer les initiatives et laisser leur génie s’exprimer, quand bien même celui-ci peut être subversif. J’ai la profonde conviction que c’est cette démarche, marquée par l’émancipation des initiatives et l’expression du libre arbitre, qui réduira la violence sociale et qui apportera l’apaisement nécessaire dont a besoin présentement notre pays.