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Le docteur Mahmoud Boudarène à Algérie1 : «Apprendre à vivre ensemble, voilà le rempart à ériger face à la violence»

15-06-2018 18:16  Amine Bouali

Le Docteur Mahmoud Boudarène est psychiatre. Il a été député du Rassemblement pour la Culture et la Démocratie (RCD) de 2007 à 2012. Il a publié trois livres. En 2005, il fait paraître à Alger, «Le stress entre bien-être et souffrance» aux éditions Berti. En 2012, il sort «L'action politique en Algérie, un bilan, une expérience et le regard du psychiatre» aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou. Son troisième ouvrage intitulé «La violence sociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression» est paru, en septembre 2017, aux éditions Koukou. Sur ce sujet préoccupant de la violence sociale, un fléau qui interpelle aussi bien les théoriciens, les praticiens de terrain que les hommes politiques, Mahmoud Boudarène a accepté de répondre aux questions d’Algérie1.

Algérie1: Dans votre dernier livre, «La violence sociale en Algérie», vous écrivez que «la violence est devenue banale, ordinaire dans notre pays. Elle s'est emparée du corps social et est devenue structurelle». «Les individus se promènent, écrivez-vous encore, avec des gourdins dans les voitures, des couteaux dans la poche, des sabres sous les kechabias». Comment expliquez-vous, Dr Mahmoud Boudarène, de tels comportements ? L’Algérien est-il agressif de naissance ? Y aurait-il des êtres, des époques (je pense à la terrible décennie rouge algérienne des années 1990) et même des peuples moins pacifiques que d’autres?                                 

Dr Mahmoud Boudarène : La violence est croissante dans notre pays et le passage à l’acte agressif est pratiquement devenu la seule voie de résolution des conflits entre les individus. Le dialogue passe par l’anathème, l’insulte, les coups, le pugilat, par le règlement de comptes entre factions rivales ou encore par des guerres entre les communautés. Les gens ne se parlent plus et l’Algérien est devenu violent, cela est une réalité. Toutefois, je ne crois pas que la société ait pu, par ses seuls dysfonctionnements et le désordre social qui en aurait découlé, engendrer ce climat de violence. L’Algérien n’est pas né violent, il a été amené à le devenir. Son histoire récente et les conditions dans lesquelles il vit présentement l’ont conduit à ne connaitre rien d’autre que l’agressivité.

La colonisation française, la guerre de Libération nationale, la violence politique qui a surgi durant la révolution et qui a prévalu au lendemain de l’indépendance, la violence terroriste des années 1990, sont autant de traumatismes qui n’ont pas pu ne pas laisser de séquelles et se transmettre à travers les générations. La pauvreté, les inégalités  sociales et la Hogra, le manque de liberté et de démocratie (conditions dans lesquels le jeune algérien vit encore aujourd’hui) s’y sont additionnés et ont fini par l’acculer dans ses derniers retranchements. Il est pris au piège d’une vie anxiogène, il est au plus mal et ne réagit plus qu’en mordant.                                                                              Je ne crois donc pas qu’il y ait de sociétés culturellement ou par atavisme plus violentes que d’autres. La vie que nous menons et ses aléas heureux ou malheureux nous forgent et font de nous des êtres apaisés ou, au contraire, des êtres potentiellement agressifs.

Notre personnalité – notre psychologie – et notre caractère ou tempérament – notre biologie – s’orientent vers telle ou telle autre situation, selon l’empreinte qui y est faite par les événements qui ont jalonné notre existence. Si nous avons grandi dans un climat de violence familiale ou sociale, nous ne pouvons pas ne pas porter les stigmates de cette situation. Un climat familial «insécure» durant l’enfance peut nous amener à reproduire la violence dont nous avons été soi-même victime. Par ailleurs, une société qui «cultive» la violence génère nécessairement des comportements violents, ce qui arrive quand celle-ci est désorganisée et que ses mécanismes régulateurs ainsi que les interdits fondamentaux – digues protectrices qui assurent la sécurité à l’intérieur de la communauté – se sont effondrés.

L’existence de l’Algérien est anxiogène, je le soulignais, et parce qu’il est acculé, il est à bout et en constante ébullition. Quand il ne se fait pas violence et ne «tombe» pas dans la maladie, il explose vers l’extérieur et ne sait qu’être hargneux et agressif. Il est alors, en permanence, sur ses gardes et la violence est devenu pour lui un mode d’être, une espèce de projet de vie. Quand il quitte son domicile, il est prêt au passage à l’acte. C’est pourquoi, nombreux sont les Algériens qui circulent armés de toute sorte d’objets prêts à être utilisés…pour se défendre. Les victimes de cette situation de violence - qui habite le corps social - sont les maillons faibles de la société, les femmes et les enfants.

Algérie1: Dans votre ouvrage, vous pointez du doigt «la violence faite aux femmes, dans leurs familles et plus généralement dans la société algérienne». Il existe, à notre avis, 2 sortes de pays: ceux où nos mères et nos filles peuvent sortir dans l’espace public en toute tranquillité, même de nuit, et les pays malheureux où il leur est déconseillé de s’aventurer dans les rues dès la tombée du jour.                                                                                              

Dr Mahmoud Boudarène : Une jeune femme vient d’être victime de violence dans l’espace public, à Oran. Elle avait été agressée parce que c’est une femme et parce qu’elle faisait de surcroit son jogging. Vous pouvez imaginer ce qui aurait pu arriver si elle s’était avisée à circuler, seule, durant la nuit. Mais cela n’était rien devant la violence qui lui avait été infligée par le gendarme auquel elle s’était adressée pour se plaindre. Le commis de l’Etat qui était sensé assurer la protection du citoyen, s’était autorisé à refuser d’enregistrer sa plainte, parce que femme, elle n’avait rien à faire à cette heure-là dans la rue. Dans aucun pays au monde, un policier ou un gendarme n’aurait osé réagir de la sorte.

Il s’était comporté comme le tuteur de cette jeune femme et avait par ses insinuations porté atteinte à sa dignité. Une autre violence, institutionnelle celle-là. Il avait par ailleurs manqué de respect à sa fonction et à l’institution qu’il était censé représenter. Cela veut dire quoi? Cela veut dire que certaines personnes qui sont chargées de faire respecter l’ordre public et la loi sont les premières à les bafouer. Une situation qui montre que l’autorité publique n’existe plus, ce qui ne peut qu’ajouter au sentiment d’insécurité que vit le citoyen. 

Cela dit, les violences faites aux femmes ne sont pas observées uniquement dans notre société. Elles existent partout et prennent des aspects divers. De la simple discrimination dans laccès au travail et à la responsabilité au harcèlement moral et/ou sexuel ou encore à lagression caractérisée proprement dite (le viol par exemple ou lagression physique). Depuis que le monde est monde, la femme est le bouc émissaire de la violence sociale, elle en est la victime expiatoire. Dans les temps les plus anciens, elle était sacrifiée pour conjurer la montée de la violence dans la communauté

Dans notre pays, la violence à lencontre des femmes est structurelle. Elle sinscrit dans les mécanismes qui participent au maintien de l’équilibre social, lesquels mécanismes tirent leur légitimité des pesanteurs sociologiques (le patriarcat) et de plus en plus du regain de religiosité du groupe socialMais si les violences faites aux femmes affectent davantage notre société, cest parce que les institutions de la République lautorisent; en maintenant notamment les sujets de sexe féminin de façon «convenue» sous la dépendance et la domination des hommes. Ces derniers forts dune mentalité qui sest abreuvéà la fois des archaïsmes sociaux et des commandements religieux, succombent plus facilement à des comportements «machistes» et à la tentation du passage à lacte violent. La constitution algérienne, par son article 29, consacre l’égalité des deux sexes et ouvre aux personnes de sexe féminin, par ses articles 31 et 31 bis, toutes les portes qui conduisent à leur épanouissement dans la vie sociale, économique et politique. Le code de la famille remet en cause tout cela. Par ses articles 11 et 12, il vient, en violation de la loi suprême – la constitution - contrarier cet objectif et faire des femmes des personnes qui doivent être sous la tutelle du père ou dun membre de la famille, dun homme, en particulier quand elles doivent se marier. Une entrave à leur liberté d’être humain, une violence institutionnelle qui valide la violence sociale qui leur est infligée. Situation inédite: dans les faits, la femme algérienne peut être députée et légiférer, être procureur et condamner, endosser la robe noire du juge et rendre la justice, être avocate et veiller à la bonne application de la loi, être ministre et avoir des subordonnés masculins auxquels elles commandent, etc. Tout cela en étant considérée comme une mineure. Faut-il souligner quelle est la moitié de lhomme si elle est appeléà apporter son témoignage? Des contradictions qui créent une situation improbable, une permanente injonction paradoxale, anxiogène, qui génère chez le sujet de sexe féminin un inconfort moral et des conditions dincertitude qui lui interdisent de prendre en charge, de manière assumée et assurée, son destin. Voilà une violence psychologique indicible qui accroit la souffrance. 

Les violences faites aux femmes constituent, dans notre pays, un vrai problème de société, un problème de culture et de mentalité. Il faut que la communauté nationale évolue, quelle se civilise et que lhomme se rende enfin compte que la femme est un être humain identique à lui-même. Il faut quil comprenne quelle est son égale et que rien ne la prédestine à être inférieure. De ce point de vue, l’école a un rôle important – peut-être le premier – à jouer. A condition, bien sûr, de la libérer de la matrice idéologique qui sen est emparée. Cest à cette institution républicaine que revient la mission dinsuffler à l’élève, citoyen de demain, les valeurs d’égalité entre les deux sexes, et cest sur les bancs de l’école que le petit garçon doit apprendre à respecter la petite fille quil côtoie aujourdhui et avec laquelle, il aura demain - devenus adultes - à partager lespace socialUne démarche pédagogique qui doit être répercutée et amplifiée par les organisations de la société civile. Les pouvoirs publics doivent assumer cette démarche et mettre à la disposition de ces actions les moyens de communication de lEtat, en particulier les médias lourds. Enfin, il faut réprimer durement tous les actes de violence perpétréà lencontre des femmes, notamment les actes commis par ceux qui sont sensés assurer la protection du citoyen. De ce point de vue, lintroduction dans le code pénal de «la notion des violences faites aux femmes, et en particulier la violence conjugale», dans ses chapitres consacrés aux crimes et délits contre les particuliers, constitue une avancée considérable. Il faut que la loi soit appliquée quel que soit le contrevenant. 

Algérie1: Tout conflit, qu’il soit propre à un individu ou qui implique des tiers, et qui n’est pas résorbé à temps, peut devenir une source possible de violence...           

Dr Mahmoud Boudarène :  Le conflit constitue aujourd’hui dans notre société un alibi à la violence. J’ai conscience de la gravité de ce que je dis mais j’ai le sentiment que nous en sommes arrivés au stade où la violence évolue pour son propre compte. Celle-ci, la violence, ne nait pas nécessairement du conflit parce que ce dernier peut et doit toujours trouver sa résolution dans le dialogue et l’apaisement et non dans le passage à l’acte agressif. Si le dialogue, dans notre société, ne constitue plus la voie privilégiée pour résoudre les différends, c’est parce que les gens ne savent plus se parler. Les individus sont en proie à une colère permanente et ne sont plus en mesure d’exercer le contrôle sur leurs émotions. Ni l’ordre social, ni l’ordre institutionnel ne constituent l’obstacle à l’expression de l’agressivité qui habite l’individu. La violence est là, elle est à l’affût et n’attend que l’occasion pour se manifester. Une menace pour la paix sociale. Un différend insignifiant donne lieu à une rixe; des situations où les sujets laissent libre cours à leur colère sans imaginer un seul instant la portée de leurs actes. Des comportements qui montrent que les mécanismes régulateurs qui organisent la vie en communauté sont inopérants et qu’ils ne constituent plus un rempart à l’émergence de la violence. 

Quand la violence est collective – des cas de figures qui rythment assez régulièrement la vie sociale et politique dans notre pays -, elle prend l’allure d’une explosion émotionnelle contagieuse qui la rend encore plus dangereuse. L’effet ‘foule’ amplifie cette émotion et accroit le risque de passage à l’acte violent parce qu’il lève les interdits qui inhibent, chez l’individu, les attitudes répréhensibles et qu’il dilue la responsabilité individuelle dans un passage à l’acte collectif. C’est le cas notamment de la violence observée dans les stades, de celle qui est exprimée à l’occasion des émeutes ou encore de celle qui est manifestée lors de lynchages ou de viols en groupe. Le sujet qui agit dans de telles conditions perd son individualité propre et son identité personnelle se dissout dans celle du groupe avec lequel il agit. Dans de telles circonstances, il est anonyme et non identifiable comme auteur responsable du passage à l’acte et, s’il vient à commettre des actes violents, antisociaux, il le fait au nom de tous. Ici, il n’y a pas de conflit. Le sujet ne commet pas son acte en solo mais il le perpètre avec les autres. Une situation aisée et une logique qui prévaut dans tous les phénomènes de masse. A ce stade, la conscience de soi est absente et le sujet n’est plus à l’écoute de ses motivations personnelles. Il a abandonné ses valeurs propres pour se soumettre à celles qui lui sont imposées par le groupe auquel il appartient.

Algérie1: Quelles sont, d’après vous, Dr Mahmoud Boudarène, les conditions pour que la société algérienne s'apaise et que la violence ordinaire, celle qui s'exprime dans la cité, au quotidien, s’atténue ou disparaisse de notre paysage? La politique des pouvoirs publics, sur ce plan, peut-elle être uniquement sécuritaire ?           

Dr Mahmoud Boudarène  Je ne crois pas que le ‘tout sécuritaire’ est la solution à la violence sociale. La répression ajoute de la violence à la violence et ce n’est pas bon. En tout cas, une réponse qui ne suffit pas. Si on veut réduire ce phénomène, il faut s’attaquer aux ingrédients qui font le lit sur lequel fleurit la violence sociale et créer les conditions favorables à l’implication du citoyen dans le désir et le besoin de l’apaisement de la communauté. Les Algériens ont des problèmes nombreux, ils doivent être résolus. Les jeunes, particulièrement, attendent des réponses à leurs difficultés quotidiennes, à la mal-vie dans laquelle ils pataugent à longueur de journée. Ils ont besoin d’espaces culturels, de cinémas, d’infrastructures où ils peuvent faire de l’exercice, du sport.

Ils veulent s’associer, créer, exprimer leur génie dans des activités communes, solidaires, dans des mouvements qui oeuvrent pour le bien-être de la communauté. Les Algériens ont besoin d’espaces de rencontres, de convivialité, de partage afin que les individus apprennent à se connaitre, à se reconnaitre, à tisser des liens sociaux solides et puissants. Apprendre à vivre ensemble, voilà le rempart à ériger face à la violence. Il ne suffit pas de proposer une journée internationale pour célébrer «le vivre ensemble» pour que les choses se fassent. Encore faut-il donner de la réalité, chez soi, à cette idée. Les jeunes algériens étouffent dans leur pays, ils ont besoin de liberté et de démocratie, ils ne les ont pas. Ils veulent participer à la construction du destin commun et prendre part à la décision politique, ils en sont exclus. 

La privation des libertés est une forme daliénation de lindividu, elle constitue une violence politique absolue. Si vous bâillonnez les sujets pour les contraindre au silence, si vous les empêchez de sexprimer, vous suscitez en eux la colère et le ressentiment, et vous les amenez à vous détester. Ils nourrissent à votre égard et à lendroit de tout ce que vous représentez, de la haine. Dès quune opportunité se présente, la violence explose. Nous observons cela au quotidien dans notre pays. Les émeutes récurrentes et les attaques contre les édifices publics… Par ailleurs, labsence de démocratie signifie aussi absence de dialogue et de débat dans la cité. Cela veut dire que les individus ne peuvent pas échanger des points de vue et des opinions, ils napprennent pas à se parler et à s’écouter les uns les autres. Ils napprennent pas à accepter lopinion de lautre et à être tolérants.

Le dialogue est une vertu qui doit prévaloir à lintérieur de la communauté parce quil permet le tissage de liens entre des sujets qui ont besoin dapprendre à se connaitre, à sapprécier et à se respecter. Un climat qui réduit les tensions et apporte lapaisement en limitant la survenue des conflits. Le climat démocratique est précisément propice au dialogue, il contribue à cette action pédagogique nécessaire à l’éducation de la société, à laction civique et politique. Une société éduquée est une société généreuse, empathique, dont les membres sont naturellement soucieux des biens et du destin communs. Cest aussi une société sereine et apaisée mais une telle société nest pas dans le projet du pouvoir politique. Cest pourquoi il verrouille le champ politique et il entrave toute forme dorganisation de la société civile. Il est hermétique à ces besoins et réagit comme sil était frappé dune cécité qui lempêche de voir les véritables raisons qui sont à lorigine de la progression de la violence sociale dans notre pays. En réalité, il préfère une société sans cohésion, défaite et terrorisée par le climat de violence ambiant. Une société effrayée est facile à contrôler et à soumettre.

Pour venir a bout de la violence sociale, il faut la volonté politique. Lpouvoir doit donc se débarrasser de son arrogance et montrer quil a le désir d’émanciper à la fois laction politique et civique, et quil peut (veut) faire confiance au citoyen. Il faut quil donne aux jeunes de ce pays la possibilité de participer à la construction et à la préservation de lavenir communLes jeunes sont la vitalité de notre pays, pour autant ils sont superbement ignorés. Le pouvoir politique ne doit pas sen méfier, comme il ne doit pas systématiquement les brider et les embrigader dans lune ou lautre organisation qui lui sont assujetties. Il doit libérer les initiatives et laisser leur génie sexprimer, quand bien même celui-ci peut être subversif. Jai la profonde conviction que cest cette démarche, marquée par l’émancipation des initiatives et lexpression du libre arbitre, qui réduira la violence sociale et qui apportera lapaisement nécessaire dont a besoin présentement notre pays.



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