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La lutte contre la dilapidation des deniers publics conditionnée par une nouvelle gouvernance : quelles missions pour la Cour des Comptes ?

16-01-2022 14:17  Pr Abderrahmane Mebtoul

Après une longue léthargie, la Cour des comptes vient de publier un rapport mettant en relief  plusieurs anomalies  dans la gestion des deniers publics. Il y a lieu de  ne pas confondre acte de gestion, afin de ne pas  démobiliser les managers, et acte de corruption, la Cour des comptes, selon ses statuts, étant dans l’obligation en cas de malversations, de transmettre le dossier au Ministère de la justice. Le président de la République, en novembre 2021, avait annoncé, lors d’une interview au quotidien allemand Der Spiegel, un plan de réorganisation de la Cour des comptes, afin de favoriser le système de contrôle et de suivi des finances publiques conformément aux dispositions de la nouvelle Constitution, qui a élargi ses prérogatives, mais devant  éviter le télescopage avec d’autres institutions de contrôle. L’on ne doit pas se focaliser uniquement sur quelques cas qui gangrènent la société, tant civile que militaire, car, reconnaissons-le, la majorité, tant au niveau de l’ANP que des forces de sécurité et de la société civile, vit de son travail. Je considère que la mission essentielle de la Cour des comptes  est de s’attaquer à l’essence de ce mal qui menace la sécurité nationale, en faisant plus de la prévention que de la coercition.

1- La Cour des comptes est régie par l’ordonnance du 17 juillet 1995, modifiée et complétée par l’ordonnance du 26 août 2010 ayant été consacrée dans la nouvelle Constitution, parue dans le Journal officiel du 30 décembre 2020, portant révision constitutionnelle. Ainsi, l’article 199 stipule que la Cour des comptes est une institution supérieure de contrôle du patrimoine et des fonds publics, contribuant au développement de la bonne gouvernance, à la transparence dans la gestion des finances publiques et à la reddition des comptes. Le président de la République nomme le président de la Cour des comptes pour un mandat de cinq (5) ans renouvelable une seule fois qui lui adresse un rapport annuel. Dans le cadre de ses prérogatives, la loi détermine les attributions, l’organisation et le fonctionnement de la Cour des comptes et la sanction de ses investigations, ainsi que ses relations avec les autres structures de l’État chargées du contrôle et de l’inspection. Institution supérieure du contrôle a posteriori des finances de l’État à compétence administrative et juridictionnelle, la Cour des comptes assiste le gouvernement et les deux chambres législatives (APN et Sénat) dans l’exécution des lois de finance, pouvant être saisie par le président de la République, le chef du gouvernement (actuellement le Premier ministre) ou tout président de groupe parlementaire pour étudier des dossiers d’importance nationale.

Elle exerce un contrôle sur la gestion des sociétés, entreprises et organismes, quel que soit leur statut juridique, dans lesquels l’État, les collectivités locales, les établissements, les entreprises ou autres organismes publics détiennent, conjointement ou séparément, une participation majoritaire au capital ou un pouvoir prépondérant de décision. Ainsi, la Cour des comptes s’assurera de l’existence, de la pertinence et de l’effectivité des mécanismes et procédures de contrôle et d’audit interne, chargés de garantir la régularité de la gestion des ressources, la protection du patrimoine et des intérêts de l’entreprise, ainsi que la traçabilité des opérations financières, comptables et patrimoniales réalisées.  Il est prévu la consultation de la Cour des comptes dans l’élaboration des avant-projets annuels de loi et de règlement budgétaire, et cette révision confère au président de la République l’attribution de saisir la Cour des comptes pour tout dossier d’importance nationale, dont le renforcement de la prévention et de la lutte contre les diverses formes de fraude, de pratiques illégales ou illicites, portant atteinte au patrimoine et aux deniers publics. 

Cependant, il existe différentes institutions de contrôle, outre l’urgence de la modernisation des outils d’information maîtrisant les nouvelles technologies, comme l’IGF, dépendante du ministère des Finances, ou d’autres institutions dépendantes du ministère de la Justice, donc de l’exécutif étant juge et partie, ne pouvant être impartial, sans compter l’organe de lutte contre la corruption, d’où l’importance d’une coordination sans faille, évitant les télescopages, produit de rapport de forces contradictoires, qui ont nui par le passé au contrôle transparent et qui explique les nombreuses dérives. Se pose cette question : les procédures de la Cour des comptes en Algérie répondent-elles aux normes internationales ?  Dans un rapport publié en octobre 2013 par l’UE, les pairs encouragent la Cour des comptes algérienne à résoudre certains problèmes identifiés lors de la revue, notamment la longueur des procédures et des délais relatifs à certaines prises de décision ; la couverture limitée des contrôles ; le manque de standardisation des méthodes de travail ; la non-publication et la diffusion restreinte des rapports de la Cour.

Et pourtant les procédures de contrôle et d’investigation sont inspirées des normes internationales, notamment celles élaborées par l’Intosai, dont l’apurement des comptes des comptables publics est un acte juridictionnel portant sur l’exactitude matérielle des opérations de recettes et de dépenses portées au compte du comptable public, ainsi que leur conformité avec les lois et règlements en vigueur, la reddition des comptes. Selon les normes internationales, qui devraient s’appliquer en Algérie, le contrôle de la qualité de gestion a pour finalité d’apprécier les conditions d’utilisation et de gestion des fonds et valeurs gérés par les services de l’État, les établissements et organismes publics et, enfin, l’évaluation des projets, programmes et politiques publiques, la Cour des comptes participant à l’évaluation, au plan économique et financier, de l’efficacité des actions, plans, programmes et mesures initiées par les pouvoirs publics en vue de la réalisation d’objectifs d’intérêt national et engagés directement ou indirectement par les institutions de l’État ou des organismes publics soumis à son contrôle. Il s’agit de poser les véritables problèmes, pour une application efficace sur le terrain. La Cour des comptes, qui doit éviter cette vision répressive mais être un garde-fou, une autorité morale par des contrôles réguliers et des propositions, peut jouer son rôle de lutte contre la mauvaise gestion et la corruption qui touchent tant les entreprises que les services collectifs et les administrations. Cependant ,il est utile de signaler qu’uniquement  pour le contrôle de Sonatrach , il faudrait plus de 200 magistrats avec un niveau de qualification élevé, sans compter toutes les autres entreprises publiques, les banques   et les administrations centrales et locales.

2.-C’est que la corruption et le  crime économique organisés, avec des connexions d’acteurs internes et externes qui d’ailleurs touche la majorité des pays mais avec des intensités différentes liées à la gouvernance, pour l’Algérie  est une menace pour la sécurité nationale. .Le commandement de  la gendarmerie nationale sous l’égide du Ministère de la  défense nationale - organisera une importante rencontre les  23/24 février 2022 sur le crime organisé sous ses différentes facettes où il m’a été fait l’honneur d’ouvrir ce séminaire  où j’interviendrai  le thème  « sphère informelle, évasion fiscale, trafics aux frontières, fuite des capitaux et corruption : quelques recommandations..C'est une heureuse initiative qui rentre dans le cadre de  la  défense des intérêts supérieurs du pays et des réformes que les autorités entendent mener pour plus de moralisation.

 Vient  de paraitre, le rapport  Global Initiative Against Transnational Organized Crime  2021, dans le cadre de la  mesure du crime organisé, définissant la « résilience » comme la capacité de résister et de perturber les activités criminelles organisées dans leur ensemble, plutôt que des marchés individuels, par le biais de mesures politiques, économiques, juridiques et sociales. Ce rapport évalue 193 États membres de l’ONU à la fois en fonction de leur niveau de criminalité selon un score de 1 à 10 (du niveau le plus bas au niveau le plus élevé de criminalité organisée) et de leur résilience face au crime organisé selon un score de 1 à 10 (du niveau le plus bas au niveau le plus élevé de résilience).  Pour le cas Algérie, le classement et  les scores sont les suivants. Pour  les scores des marchés criminels, l’Algérie arrive à la 99ème positon, une position très honorable, avec une moyenne de 4,65 décomposée comme suit :  traite de personnes  4,4 -trafic d’êtres humains 6,5 -trafic d’armes 5,0 -trafic lié à la fore 2,0 -trafic lié à la faune 4,5, criminalité liée aux produits non renouvelables,6,5- commerce d’héroïne, 2,0  - commerce   de cocaïne 3,5 ; -commerce de cannabis 6,5  et comme synthèse de toutes les drogues , la moyenne est  de 5,5. 

Concernant la rubrique   des acteurs  de la criminalité (moyenne), elle  arrive à la 128ème position, avec une  moyenne générale 4,38, décomposée comme suit ; -groupe de types mafieux 1,0 réseaux criminels 5,0 -acteurs  étrangers 4,5. Enfin la synthèse pour les  scores de résilience  elle , honorable,  médiane, honorable elle est classée 104ème, une position médiane honorable avec une moyenne  de 4,63, décomposée  comme suit : leadership  politique  et gouvernance  4,5  -transparence et responsabilité gouvernementale  4,0  -coopération internationale  5,0  -politique et  législation nationale 6,0 -système judicaire et détention 4,0 -force   de l’ordre  6,0  -Intégrité territoriale 6,5  -lutte contre le blanchiment  d’argent 4,5 -capacité  de réglementation  économique 4,5  - soutien aux victimes  et aux témoins 3,0  -préventions  4,0  -acteurs non étatiques  3,5.  

Qu’en est-il du classement sur la corruption de l’Algérie de 2010 à 2020 selon Transparency International ?   2003 : 2,6 2010 : 2,9 sur 10 et -105ème place sur 178 pays -2011 : 2,9 sur 10 et 112ème place 183 pays -2012 : 3,4 sur 10 et 105e place sur 176 pays -2013 -105 rangs sur 107 pays 2014 – note 3,6 et 100ème sur -115 pays -2015 –note, 3,6 et 88ème sur 168 pays -2016 –note 3,4 et 108ème sur 168 pays -2017 -note 3,3 et 112ème place  sur 168 pays -2018- note 3,5 et 105ème place sur 168 pays -2019, 106e place, après avoir perdu une place comparé à l'année 2018, - 2020,   36 points sur 100 et se place 104e sur 180 pays. -Selon cette institution, internationale, pour l’Algérie, la majorité des institutions administratives et économiques sont concernés par ce cancer de la corruption.

L’on sait que les auteurs de l’IPC considèrent qu’une note inférieure à 3 signifie l’existence d’un « haut niveau de corruption, entre 3 et 4 un niveau de corruption élevé. Devant différencier l'acte de gestion des pratiques normales de la corruption, l'objectif stratégique est d'établir la connexion entre ceux qui opèrent dans le commerce extérieur soit légalement ou à travers les surfacturations et les montants provenant essentiellement d'agents possédant des sommes en dinars au niveau local légalement ou illégalement, non connectés aux réseaux internationaux. (Pr Abderrahmane Mebtoul Institut français des relations internationales Paris décembre 2013, les enjeux géostratégiques de la sphère informelle au Maghreb). Il s'agit de différencier les surfacturations en dinars (pour des projets ne nécessitant pas ou peu de devises), des surfacturations en devises, existant deux sphères d'agents, ceux reliés uniquement au marché interne (dinars) et ceux opérant dans le commerce extérieur (devises), ce processus se faisant en complicité avec les étrangers, bien que certains agents économiques opèrent sur ces deux sphères.

De plus, selon la majorité des experts juristes, il est difficile, sinon pratiquement impossible de récupérer des capitaux placés dans des paradis fiscaux, en actions ou obligations anonymes. Par ailleurs, ce ne sont pas seulement les entreprises publiques qui gèrent mal, accaparant une partie importante du financement public, mais également l'administration et les services collectifs. À ce titre, il convient, de se poser la question sur l'efficacité des transferts sociaux, souvent mal gérés et mal ciblés, ne s'adressant pas toujours aux plus démunis et en raison de la faiblesse du système d'information, le système algérien tant salarial que celui de la protection sociale est diffus, ne cernant pas clairement les liens entre les perspectives futures de l'économie algérienne et les mécanismes de redistribution devant assurer la cohésion sociale. Cela explique que selon plusieurs rapports internationaux l'Algérie dépense deux fois plus pour avoir deux fois moins de résultats que certains pays de la région Mena. La lutte contre la corruption n'est pas une question de lois ou de commissions. Ce sont les pratiques d'une culture dépassée, l'expérience en Algérie montrant clairement que les pratiques sociales quotidiennement contredisent le juridisme.

3- C’est que le manque de transparence des comptes ne date pas d’aujourd’hui, mais depuis l’indépendance à ce jour. J’ai eu à le constater concrètement lors des audits que j’ai eu à diriger, assisté de nombreux experts : sur Sonatrach entre 1974 et 1976, le bilan de l’industrialisation 1977-1978, le premier audit pour le comité central du FLN sur le secteur privé entre 1979 et 1980, l’audit sur les surestaries et les surcoûts au niveau du BTPH en relation avec le ministère de l’Intérieur, les 31 walis et le ministère de l’Habitat de l’époque 1982 réalisé au sein de la Cour des comptes, l’audit sur l’emploi et les salaires pour le compte de la présidence de la République (2008), l’audit, assisté des cadres de Sonatrach, d’experts indépendants et du bureau d’études Ernest-Young,  le prix des carburants dans un cadre concurrentiel Ministère Énergie, 8 volumes, 780 pages-Alger 2008, l’audit “Pétrole et gaz de schiste, opportunités et risques”. Concernant Sonatrach et les différents audits que j’ai eu à diriger avec des experts, assisté des cadres du secteur ministère de l’Énergie et Sonatrach, il nous a été impossible de cerner avec exactitude la structure des coûts de Hassi R’mel et de Hassi Messaoud, tant du baril de pétrole que du MBTU du gaz arrivé aux ports, la consolidation et les comptes de transfert de Sonatrach faussant la visibilité.

Sans une information interne fiable, tout contrôle externe est difficile, et dans ce cas la mission de toute institution de contrôle  est  biaisée comme j'ai pu le constater, en tant que  magistrat (premier conseiller) et directeur central des études économiques entre 1980-1983  lors  de l’audit  sur le programme de l’habitat  assisté du Ministère de l’intérieur et de tous els wali de l’époque. La mauvaise exécution des projets et les surcoûts sont dus essentiellement à la mauvaise programmation, les longs retards dans l'exécution des projets, où on constate régulièrement, l'existence d'un décalage entre la planification budgétaire et les priorités sectorielles ; des écarts considérables entre les budgets d'investissement approuvés et les budgets exécutés; des longs retards pendant l'exécution des projets et la lourdeur des procédures lourdes qui empêchent la clôture rapide de la période de fin d'exercice et de graves carences institutionnelles. Ainsi, de nombreuses décisions de projet ne sont pas fondées sur des analyses socio-économiques. Ni les ministères d'exécution ni le ministère des Finances n'ont suffisamment de capacités techniques pour superviser la qualité de ces études, se bornant au contrôle financier effectué par le ministère des Finances, le suivi technique (ou physique) exercé par les entités d'exécution étant inconnu ou au mieux insuffisant. 

Cela a de graves conséquences en termes de ressources gaspillées, du fait que le système des investissements publics comporte plusieurs lacunes comme le montre les données du premier ministère  plus de 250 milliards de dollars consacrés aux assainissement des entreprises publiques durant les  trente dernières années et  65 milliards de dollars de réévaluations des projets durant les dix dernières années : mauvaise gestion ou corruption ?  Si l’on veut lutter contre les surfacturations, les transferts illégaux de capitaux, il y a urgence de revoir le système d’information qui s’est totalement écroulé, posant la problématique d’ailleurs de la transparence des comptes, y compris dans de grandes sociétés comme Sonatrach et Sonelgaz.   Aussi, ce n’est pas une question de lois ou de textes juridiques, mais la volonté politique de luter contre la corruption et la mauvaise gestion. Les textes existent mais il existe un divorce avec la pratique. Dans ce cas, la responsabilité n’est-elle pas collective, les managers prenant de moins en moins d’initiatives et devant donc dépénaliser l’acte de gestion, à ne pas confondre avec la corruption ?

En conclusion,  je ne saurai trop insister sur le fait que le contrôle efficace doit avant tout se fonder sur un État de droit, avec l’implication des citoyens à travers la société civile, une véritable opposition sur le plan politique, une véritable indépendance de la justice, tout cela accompagné par une cohérence et une visibilité dans la démarche de la politique socioéconomique, un renouveau de la gouvernance au niveau global afin de délimiter clairement les responsabilités et pour plus de moralité des dirigeants aux plus hauts niveaux afin de faciliter la symbiose État-citoyens. Le fondement de tout processus de développement, comme l’ont démontré tous les prix Nobel de sciences économiques, repose sur des institutions crédibles, et c’est une Loi universelle, d’où l’importance de dynamiser par une réelle indépendance le Conseil national de l’énergie, la Cour des comptes, le Conseil économique et social, la Bourse d’Alger et le Conseil de la concurrence.

Car, force est de reconnaître qu’en ce mois de janvier 2022, Sonatrach est l’Algérie et l’Algérie c’est Sonatrach (plus de 97/98% des recettes en devises avec les dérivés pour l’année 2021), certaines déclarations vivant de l’illusion passée, étant dans une conjoncture particulière de courte durée  d’un baril  entre 80/ 100 dollars, ignorant la  forte consommation  intérieure  qui horizon 2030 dépassera les exportations actuelles, et la baisse en volume physique des exportations de plus de 20% entre 2008/2021. C’est ce genre de déclarations, induisant en erreur les décideurs du pays, qui a conduit le pays à l’impasse que nous connaissons aujourd’hui, le monde 2025/2030 s’orientant vers la transition énergétique. L’Algérie acteur stratégique de la région méditerranéenne et africaine   a deux choix : de profondes réformes structurelles, plus de libertés, de transparence dans les décisions économiques et politiques en  réhabilitant  les vertus de  la morale  ou régresser en optant pour le statu quo, qu’aucun patriote ne souhaite  

Le 15/01/2022

Professeur des universités et expert international, Dr Abderrahmane Mebtoul était haut magistrat (Premier conseiller) et directeur général des études économiques à la Cour des Comptes de 1980 à1983.

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