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La domestication d’Israël par les Russes

29-09-2018 21:43  Médias

La décision russe inattendue de fournir à la Syrie des systèmes de missiles sol-air S-300, et d’intégrer la défense aérienne syrienne au sein du commandement russe, tout cela nous appelle à mettre à jour, de toute urgence, nos points de vue. Apparemment, la Russie est capable d’apprendre et de répondre, d’une manière que nous n’avions pas anticipée. Car au lendemain de la frappe de l’Iliouchine-20, la réaction russe avait été faible. Les Russes avaient admis la version israélienne selon laquelle l’avion avait été touché par un missile S-200 syrien. Ils ont donné aux militaires israéliens une occasion d’offrir leur version des faits et de la défendre, tandis que Poutine parlait d’un « enchaînement tragique d’événements », et semblait disculper son partenaire israélien.

J’avoue que je m’attendais à ce que les Russes acceptent les explications israéliennes, et que l’affaire en reste là. C’était le point de vue des écrivains et blogueurs pro-Kremlin, et ils sont souvent bien au fait des sentiments des autorités russes. Ce ne sont pas des gens qui reçoivent leurs instructions directement du Kremlin, mais ils n’ont pas non plus une vision cohérente des intérêts russes, encore moins d’opinions personnelles ; habituellement, ils tentent de deviner ce que le Kremlin s’apprête à faire, et ils bâtissent une ligne argumentaire pour renchérir en ce sens. A les écouter, on peut se faire une idée de ce qui se prépare. Ils ont adopté une ligne plutôt pro-israélienne. Toute personne appelant à une riposte plus énergique, après la provocation israélienne, a été qualifiée « d’énergumène antisémite ». Ce n’est pas un marqueur aussi mortel qu’en Occident, mais ce n’en est pas pour autant un compliment. Certains écrivains pro-Kremlin ont condamné les Syriens, tout comme l’opposition libérale à Poutine. Julia Latynina, la chouchoute russe des libéraux occidentaux, la nemesis de Poutine, qui a reçu le prix de la défense de la liberté, et qui cumule des centaines de références dans le Guardian et le New York Times, a qualifié les Syriens de singes (les libéraux russes anti-Poutine sont racistes au-delà de toute limite imaginable, mais ils adorent les juifs).

Un écrivain en anglais, pro-Kremlin, a dit que c’était les Iraniens qu’il fallait condamner ; car ils pouvaient très bien être ceux qui avaient appuyé sur le bouton et détruit l’Il-20, avion de reconnaissance et de renseignement. Et que les Syriens étaient coupables à mort. Il ne s’est pas privé d’attaquer férocement les experts qui parlaient de la responsabilité israélienne et les a traités d’antisémites. Les  chefs de rédaction des médias russes semi officiels pensaient apparemment que  Poutine voulait passer aussi vite que possible sur cette regrettable affaire, et ils l’avaient rapidement retirée de leur ordre du jour. Au point que le lendemain, les médias russes étaient pratiquement vierges de toute référence à la catastrophe : incroyable. Seuls les vieux durs à cuire de l’opposition grommelaient dans leurs journaux marginaux sur le net : « nous sommes perdus, Poutine obéit à ses oligarques. Le lobby juif à Moscou a gagné, Poutine se soucie plus de ses amis juifs que des soldats russes. » Mais c’était prématuré.

En Israël, les gens du ministère de la Défense se frottaient les mains et disaient: on a tout cassé, on casse tout, et on ne va pas se gêner pour continuer. Ils recommandaient à Poutine d’accuser la Syrie et d’entériner la version israélienne des faits. Les réseaux sociaux israéliens étaient en liesse. Mais c’était prématuré, là aussi.

Premier signe du ratage : les Russes refusèrent de recevoir une délégation israélienne de haut niveau à Moscou. Le Premier ministre Netanyahou et le ministre de la Défense Lieberman proposèrent de prendre en personne l’avion pour Moscou, mais ils furent rembarrés. Seule une délégation militaire conduite par le commandant de la force aérienne israélienne le Major Général Amikam Norkim fut autorisée à venir présenter sa version des faits. On la trouva peu convaincante. Le ministre russe de la Défense produisit des preuves solides : les Israéliens avaient bel et bien provoqué la chute de l’avion russe avec tout son équipage. Netanyahou demanda un entretien personnel avec Poutine par téléphone, mais il était injoignable.

Apparemment Poutine était furieux, personnellement, de l’attaque israélienne. Il est connu pour détester les trahisons. Il considérait Netanyahou presque comme un ami personnel, et la destruction de l’avion par son ancien ami lui faisait vraiment mal ; voilà ce que percevait son entourage au Kremlin. Il y a aussi des interprétations moins personnelles. Au même moment, le parti de Poutine Russie Unie, le parti au pouvoir, subissait des défaites humiliantes aux élections régionales. De 30% à 70% des candidats furent mis en minorité, et ce sont les coalitions de nationalistes et de communistes, vivement opposés à l’Occident, qui s’emparaient de ces trois districts. Dans les Forces armées, l’idée de passer l’attentat par pertes et profits était rejetée d’emblée. L’armée exigeait une réponse plus énergique.

Poutine est le plus pro-occidental de tous les présidents que la Russie puisse se donner ; son successeur sera probablement plus rigide face aux exigences occidentales, tandis que les éléments pro-occidentaux (dits « libéraux ») n’ont aucune chance d’arriver au pouvoir en Russie par les urnes. C’est la raison pour laquelle Poutine devait faire attention pour rester en phase avec sa base, comme tout chef d’Etat. Il ne voulait pas gâcher ses relations avec Israël, mais il fallait en finir avec la liberté d’action de l’aviation militaire israélienne. Il y eut une accalmie lorsque la catastrophe de l’avion abattu disparut complètement des média, tant russes qu’occidentaux. Le New York Times ne le mentionnait plus, ni les journaux russes. Et puis, sans prévenir, le ministre de la Défense russe M. Shoygu fit son annonce. La Russie répondait de façon adéquate, en interdisant le ciel au-dessus de la Syrie, ou du moins au-dessus de la Syrie occidentale, et en activant son puissant système de brouillage de GPS, au large des côtes syriennes. Israël a donc perdu son droit de  bombarder la Syrie à volonté.

Les Russes disent qu’il leur faudra deux semaines pour livrer, installer et rendre opérationnel le système. J’ai entendu dire que jusqu’à huit S-300 auraient déjà été livrés par des convois aériens massifs il y a quelques jours, avec des avions cargo atterrissant en Syrie à quelques minutes d’intervalle. Il faudra probablement bien encore deux semaines pour installer et activer le système.

En Israël, la réponse a été de deux types. Les têtes brûlées disaient que les S-300 ne dérangent pas Israël ; ils savent comment les gérer, et si nécessaire, les commandos israéliens viendront et saboteront le système juste à temps pour déclencher une attaque aérienne massive par les bombardiers israéliens. Les gens sensés ont dit qu’Israël devrait veiller à raccommoder ses relations avec les militaires russes. Les Russes avaient largement acquiescé à tout ce que les Israéliens leur demandaient, y compris quant au retrait des forces iraniennes loin des frontières israéliennes (qui sont plus exactement des lignes d’armistice). Une enquête sérieuse pourra dévoiler les erreurs qui se sont produites et convaincre les Russes que cela n’arrivera plus à l’avenir, disent-ils.

On avait l’impression que Netanyahou tentait de minimiser le refroidissement avec les Russes. Après sa rencontre avec le président Trump à New York, il disait qu’il était arrivé avec des requêtes spécifiques et qu’il avait « obtenu de lui [Trump] tout ce qu’il voulait ». « Notre but est de préserver le lien avec la Russie, et de l’autre côté de défendre la sécurité d’Israël contre ces menaces ». Ainsi donc, pour le meilleur ou pour le pire, Israël ne va pas rompre les relations avec la Russie, et la Russie n’ira pas plus loin, tout en barrant le ciel syrien aux raids israéliens. Si les dirigeants israéliens cessent d’intervenir en Syrie, les choses peuvent se tasser. Autrement, les résultats seront tout à fait imprévisibles.

En Israël, il n’y a pas grand monde au sommet, en dehors de Netanyahou et de Lieberman, qui tienne au maintien des relations avec la Russie. Pour les Israéliens, Poutine n’est que l’un des nombreux dirigeants insipides, d’Idi Samin jusqu’à Orban, avec lesquels il faut bien traiter. La Russie n’est pas populaire parmi les Israéliens ordinaires, qui préfèrent l’Amérique ou l’Allemagne. Bien des Israéliens seraient ravis de briser ce lien. Dès que la décision russe a été annoncée, Haaretz s’est  exprimé clairement : « Ces dernières années, la Russie a été surprise à mentir ou à répandre de la désinformation sur son rôle dans nombre d’incidents, les plus récents étant son interférence dans les élections présidentielles aux Etats-Unis, l’empoisonnement de l’ex-agent russe Seguei Skripal et de sa fille en Grande Bretagne, et l’invasion de la Crimée en Ukraine orientale. On a du mal à croire qu’en dehors de la Syrie et de l’Iran quelqu’un puisse adopter la version russe sur les évènements de la semaine dernière ». Ce n’est pas en ces termes qu’on évoque un partenaire, en général.

Les Israéliens plus portés au complotisme ont opiné que derrière l’attentat contre l’II-20, il y avait un complot de l’Armée de l’air contre Netanyahou et Lieberman, qui sont impopulaires parmi les officiers de haut rang. D’autres disent que c’était un complot des Services secrets américains pour saboter la connexion russo-israélienne.

Car autrement, pourquoi est-ce que les Israéliens l’auraient fait ? Avaient-ils été juste brutaux et brouillons, selon leurs habitudes ? Il n’en ont rien à faire des Russes, et les considèrent comme une vulgaire race inférieure, dont la vie n’a guère d’importance. C’est une lecture possible, tout à fait cohérente avec leur attitude générale envers les étrangers considérés comme enfants d’un dieu subalterne. D’un autre côté, il est possible que tout le raid israélien ait été pensé pour couler l’avion de reconnaissance, et priver les Russes de leurs données de renseignement en temps réel. En 1967, les Israéliens avaient bombardé et coulé l’USS Liberty, un navire d’espionnage électronique, l’équivalent de l’Iliouchine-20 à l’époque, parce qu’ils ne voulaient pas d’yeux ni d’oreilles étrangères dans la région. Mais alors, on était en pleine escalade guerrière entre Israël et l’Egypte, et l’USS Liberty avait été attaqué juste avant l’invasion des hauteurs du Golan syrien, programmée par Israël.

Se pourrait-il que les Israéliens se soient attendus à une attaque de la part de la France, de l’Angleterre et des US sur la Syrie cette nuit-là, une attaque qui ne s’est pas concrétisée grâce à  l’accord turco-russe sur Idlib ? Il y avait un avion britannique et une frégate française dans le voisinage, et un grand déballage de navires américains.

L’accord sur Idlib est un évènement très important, même si l’affaire de l’II-20 l’a aussitôt chassé de notre mémoire collective. Poutine et Erdogan sont parvenus à un compromis viable, ce qui évitera des hostilités, inévitables sur une grande échelle. Les Casques blancs avaient déjà préparé un film avec mise en scène d’une attaque chimique sur des enfants syriens, mais l’accord rendait l’attaque improbable, pour commencer. Il se pourrait que l’assaut de la coalition américaine ait été reporté au dernier moment, une fois que l’avion russe avait été abattu.

Quoi qu’il en soit, tout est bien qui finit bien. La décision russe de créer dans les faits une zone d’exclusion aérienne est une excellente décision, bonne pour tous. C’est bon pour les Russes, parce qu’ils ont découvert que leur commandant en chef était capable de prendre des décisions fortes. C’est bon pour la Syrie, parce qu’elle va avoir à subir moins de bombardements israéliens. Et c’est excellent pour Israël, car il fallait faire comprendre à ce sale gosse, à cet enfant gâté, le chouchou de l’Amérique, qu’il est interdit d’embêter les enfants d’à côté. Le système automatique de défense par les missiles va faire planer un danger de fessée. On a expliqué au gosse qu’il n’a pas le droit de flinguer les voisins. Avec son agressivité excessive multipliée par l’impunité, Israël a reçu une bonne claque, comme cela peut arriver à n’importe qui.

Bloqué de la sorte, Israël peut encore devenir un mensch, un « homme bon » ; et pour lui avoir donné cette chance, merci la Russie. Est-ce que Tel Aviv saura saisir cette occasion ? Les US vont essayer de déjouer la domestication russe d’Israël. John Bolton et Mike Pompeo ont d’ores et déjà déclaré que personne ne peut interférer avec le droit divin d’Israël de bombarder librement la Syrie. Le lobby israélien en Amérique sera-t-il capable de neutraliser la décision russe et d’ébranler à nouveau l’âme israélienne ? Vont-ils convaincre Poutine de reporter sa décision comme en avril, et déjà quelques années plus tôt aussi ? Je ne le pense pas. Nous pouvons féliciter la direction russe pour sa décision cohérente, équilibrée et justifiée, qui pourra déjà calmer la furie juive.

Israël Shamir (in Arrêt sur info)

Publié le 27 Septembre 2018 sous le titre Russia and the Taming of the Israelis



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