Je l'ai rencontrée pour la première fois, il y a  vingtaine d'années, dans une école pour enfants aveugles où elle prenait soin bénévolement d'une quinzaine de petits anges privés par le sort de la lumière du jour. Frêle, déjà d'un certain âge, cachée derrière des lunettes sombres, s'exprimant à voix basse, marchant à petits pas, elle a laissé en moi le sentiment de quelqu’un qui faisait chaque jour, spontanément, ce qu'elle avait à faire, sans se poser trop de questions, sans trop compliquer les choses, sans attendre de remerciements de personne.                 

De temps en temps, je la croisais en ville, toujours seule, un petit cabas à la main, le regard perdu dans les nuages Je n'ai jamais cherché à savoir quel était son nom, comment elle vivait, si elle avait  besoin de quelque chose, peut-être par timidité, peut-être par indifférence. Une seule fois, je me suis résolu à la saluer et elle m'a répondu par un sourire discret. Je me dis à présent que si cette femme a tenu toutes ces années, sans personne, sans dévier de sa route, sans appeler au secours, c'est parce qu'une sorte d'appel illuminait son cœur.                                    

Elle qui a vécu si longtemps parmi nous, à qui nous n'avons peut-être jamais ouvert notre porte, elle a dû parfois se sentir plus algérienne que nous. Est-elle née ici et a décidé de rester après l'Indépendance, ou est-elle venue plus tard ? Cela importe peu. Ce qui compte, c'est ce qu'elle a essayé d'être, obstinément, presque miraculeusement, et sans qu'on s’en rende même pas compte: pour nous tous, juste une amie ! Sa silhouette fragile hante ma mémoire comme un remord.