On vit quand même une drôle d’époque : voilà une armée régalienne – dite de « défense » – qui tue plus d’une soixantaine de personnes et en blesse plusieurs milliers lors d’une manifestation du « droit au retour » et de protestation contre l’installation de l’ambassade américaine à Jérusalem (territoire occupé), mais… mais, il se trouve encore des voix pour oser affirmer que c’est la faute des victimes, que les assassins étaient dans leur bon droit et que toute cette violence… « c’est la faute de l’Iran ! » Orwell, réveille-toi, ils sont devenus fous !
Aucun étonnement lorsque ces élucubrations proviennent des militants, porte-paroles et nervis de l’Etat israélien. Mais l’atmosphère devient encore plus irrespirable quand ces insultes à l’intelligence collective sont colportées et répétées par des « journalistes » ou des « experts » des médias du service public, financés par nous !
Exemple : Dorothée Olliéric – envoyé spécial de France-2 sur la frontière de Gaza – ose affirmer sans ciller dans le 20-heures du lundi 14 mai que « la violence est instrumentalisée par le Hamas et qu’elle va servir l’organisation islamique… » Mais, ma pauvre chérie, ça fait 70 ans que ça dure, 70 ans que l’armée d’occupation et de répression israélienne tue des civils palestiniens en toute impunité, sans encourir la moindre critique ni sanction internationale. Pour faire carrière dans les rédactions parisiennes (Dorothée le sait parfaitement), il s’agit de raser les murs et, surtout de ne pas se mettre à dos les milieux pro-israéliens français… Cela dit, dans ce contexte de tuerie banalisée, comme l’a justement rectifié Elias Sambar l’ambassadeur de Palestine à l’UNESCO : arrêtons de parler de « massacre », puisqu’on est en présence d’un véritable crime de guerre qui devrait provoquer une saisine immédiate de la Cour pénale internationale.
INEPTIES JOURNALISTIQUES
Au lieu de cela, une demande d’enquête des Nations unies est bloquée par Washington, au nom de la légitime défense d’Israël, tandis que l’Union européenne et la France appellent à… la retenue !
Autre exemple d’affirmations kafkaïennes : la matinale du mardi 15 mai de France-Culture, avec cet idiot-utile de Guillaume Erner se demandant qui tire les ficelles de la mobilisation palestinienne ??? et renvoyant la responsabilité de la violence de l’armée israélienne à… la passivité des pays arabes ! Fallait quand même oser ! Et le pompon revient au correspondant de Radio France à Jérusalem Etienne Monin, qui estime que « la marche du retour est un outil (sic) du mouvement islamique. Que cet ahuri ménage les autorités dont dépend son accréditation de correspondant… on peut le comprendre, mais – en de telles circonstances – il y a manière, et manière d’essayer de faire son métier.
Les journaux télévisés étaient, peu ou prou, dans la même tonalité, donnant toujours la parole à Frédéric Encel, la voix de son maître, qui explique – lui – que, si Israël tue, c’est la faute à… l’Iran ! Bon dieu… mais c’est bien sûr ! Encore une fois, aucune surprise de la part de cet ancien militant du Betar (organisation de l’extrême-droite pro-israélienne), le problème étant que les médias, qui l’invitent pour proclamer de telles inepties, ne lui opposent jamais (ou presque) de contradicteur, comme si ce personnage incarnait l’oracle des géopolitiques des Proche et Moyen-Orient.
Comme pour faire peur aux enfants, Frédéric Encel désigne toujours le Hamas en prononçant à l’israélienne « Rrramas », sans rappeler que ce sont bien les services israéliens qui ont favorisé l’implantation des Frères musulmans (précurseurs et fondateurs du Hamas) dans les Territoires occupés – dès le début des années 1970, pour contrer l’OLP de Yasser Arafat – à l’époque, laïque et marxisante. Depuis des décennies, ce sont bien les services israéliens qui favorisent les groupes jihadistes pour casser le mouvement national palestinien. Ayant réussi avec Gaza, ils veulent aller encore plus loin pour « criminaliser » les dernières organisations de libération de la Palestine, pour que la question de l’autodétermination palestinienne soit définitivement digérée dans d’impératives nécessités sécuritaires et de lutte contre le terrorisme.
Mais le prix himalayen – hors-toutes catégories – de la bêtise-méchante revient quand même à l’éditorialiste de BFM-TV, Ulysse Gosset qui déplore que les événements de Gaza… aient gâché la fête ; celle de l’inauguration de l’ambassade américaine s’entend1 ! Bravo cher Ulysse, tu ferais mieux de rentrer à Ithaque pour faire le ménage dans ta tête.
Comme l’écrivent Corinne et Laurent Mérer dans leur dernier livre2 : « ici, l’occupation dure depuis maintenant cinquante ans. Le seul horizon de ces jeunes, ce sont les murs, les check-points, les barbelés, l’humiliation des fouilles au corps et les colons qui paradent, armés jusqu’aux dents ». Alors qu’on ne vienne plus comparer – comme on l’a beaucoup fait hélas ces dernières années en France – les actes de la résistance palestinienne avec le terrorisme jihadiste qui a ensanglanté nos rues et celles d’autres capitales européennes.
UNE TÂCHE SUR LA CONSCIENCE UNIVERSELLE
Si le transfert de l’ambassade américaine à Jérusalem a le mérite de dévoiler la nudité du roi, elle n’en n’est pas moins criminelle. Après le démantèlement de l’apartheid sud-africaine, l’occupation et la colonisation israéliennes demeurent l’une des injustices les plus criantes de notre histoire contemporaine, une tâche sur la conscience universelle… une question récurrente qui se pose à chaque être humain normalement constitué.
« Je discute presque tous les jours avec les soldats ; hier l’un d’entre eux m’a dit que ses ordres étaient de tirer dans les genoux des enfants s’il se sentait menacé ; je lui ai demandé : pourquoi les genoux ? Il m’a répondu : comme ça on ne les tue pas, ils ne deviennent pas des martyrs pour leur copains mais ils ne pourront plus jamais marcher, ça dissuadera les autres de lancer des pierres – Vous trouvez normal de tirer dans les genoux des enfants ? Oui, ce sont des Arabes ».
Ces terribles propos sont aussi rapportés dans le livre-événement des Mérer. Ils ont passé trois mois en Palestine entre février et mai 2016, dans le cadre d’un programme international du Conseil Œcuménique des Eglises, lancé à la suite de la deuxième Intifada à l’initiative des Eglises chrétiennes de Palestine. Venez, partagez un moment de notre vie, et retournez chez vous pour raconter, telle est la mission ! Les Volontaires se relaient tous les trois mois, une trentaine à chaque fois et vivent au cœur des Territoires occupés, par équipe de quatre ou cinq, dans les zones les plus sensibles.
Le moins que l’on puisse dire est que pour Corinne et Laurent Mérer, la mission est accomplie et bien accomplie : sans scorie moralisante ni idéologique, la vie quotidienne dans les Territoires palestiniens occupés par la soldatesque israélienne est restituée réellement, cliniquement à la manière d’une leçon d’anatomie. On y vit la répression ordinaire et le racisme quotidien de l’occupation, de la colonisation et de la répression dans un système d’apartheid que le nouveau président américain a décidé de légaliser, de cautionner et de favoriser.
Cet imparable constat n’est pas le fait d’excités ou d’idéologues. Laurent Mérer est officier de marine. Il a commandé les forces navales françaises de l’océan Indien. Vice-amiral d’escadre, il a été préfet maritime de l’Atlantique. Sa femme, Corinne, est une grande voyageuse et auteure de plusieurs ouvrages, dont la plupart ont été couronnés de prix littéraires dont un Grand Prix de l’Académie française.
TORSIONS DU LANGAGE
En fait, si des Palestiniens sont tués par des militaires israéliens, c’est pour leur bien ! Du reste, ils ne sont pas vraiment tués, mais « libérés » de leurs conditions de vie, non pas inhumaines mais contre-nature, absurdes et proprement a-historiques, parce qu’en définitive, ils n’ont rien à faire là, en Palestine, chez eux, sur leurs terres ! Du reste et en dernière instance, les Palestiniens sont-ils des hommes ? Souvenons-nous du slogan du fondateur du mouvement sioniste Theodor Herzl : « un peuple sans terre, pour une terre sans peuple » qui justifie, aujourd’hui encore toutes les manipulations historiques et les torsions du langage les plus inattendues.
En tirant sur des enfants avec des balles explosives et d’autres armes prohibées par les Conventions de Genève, l’armée israélienne « défend » sa sécurité et son territoire. Les tireurs ne sont pas des soldats en chair et en os qui auraient à répondre – un jour – de leurs crimes mais des extra-terrestres hors-sols et hors-droit d’une volonté divine toujours déjà-là, guidant les bras infaillibles de Benjamin Netanyahou et Donald Trump, ces grands bienfaiteurs de l’humanité qui prétendent travailler pour la paix mondiale !
En fait, les seuls et vrais coupables sont le « Rramas », l’Iran et puis certainement – pendant qu’on y est – Bachar al-Assad et le « régime » de Bachar al-Assad, pour faire bonne mesure, comme on sait si bien la faire dans les matinales de France-Culture. Les sombres prédictions du 1984 de George Orwell sont dépassées depuis belle lurette : « la guerre, c’est la paix. La liberté, c’est l’esclavage. L’ignorance, c’est la force ». Nous y sommes, mais encore plus : le mur israélien de la honte, c’est une « barrière de sécurité », les colonies de peuplement sont des « implantations », les bombardements de Gaza, de Cisjordanie et de la Syrie sont des « frappes » certainement chirurgicales. Et les égorgeurs des groupes armés syriens sont des « révolutionnaires » que Jean-Pierre Filiu et d’autres crétins osent comparer aux Brigades internationales de la Guerre d’Espagne…
Dans le Cratyle de Platon, les mots, la rectitude des mots, servent à convoquer les choses et rendre compte des situations concrètes afin d’orienter le sujet qui pourra établir ainsi, sinon un jugement définitif, du moins une connaissance minimale pour vivre en conscience, pour se différencier des animaux… Avec les répressions récurrentes de l’armée israélienne, c’est l’humanité toute entière qui régresse à l’état de nature où la bestialité supplante l’intelligence, où la violence remplace le droit, où l’affirmation péremptoire s’impose au jugement critique.
Pour ne pas conclure, signalons la parution aux éditions Fayard d’une Histoire de la Syrie, signée par Matthieu Rey, un chercheur du CNRS associé au Collège de France. La bibliographie française concernant la Syrie n’est pas si pléthorique pour que prochetmoyen-orient.ch salue l’initiative. Cela dit, la lecture est plutôt décevante, buttant sur plusieurs contre-sens (notamment sur Antoun Saadé et le Parti syrien national social/PSNS, sur l’histoire du Baath et la succession d’Hafez al-Assad). Cette publication s’inscrit dans la droite ligne du scientifico-politiquement correct de Filiu à Henry Laurens du Collège de France.
Le 26 octobre 2015, prochetmoyen-orient.ch publiait son Editorient intitulé : « Adieu Henry ! » Ce collaborateur du Collège de France venait de trébucher gravement, affirmant que Bachar al-Assad avait tué plus de Palestiniens que l’armée israélienne depuis la création de l’Etat hébreu. Fallait oser aussi ! En ce moment, comme le Quai d’Orsay et l’Union européenne, Henry Laurens doit certainement appeler Tel-Aviv à… la retenue ! Quelle époque, en effet…
Richard Labévière (In proche et moyen-orient.ch)