Entretien réalisé par Amine Bouali
Gabriel Hagaï : Tout d’abord, je voudrais souhaiter à tous vos lecteurs : hash-shalôm ‘alêkhem weraḥmê Adônây wuvirkatô (que la paix, la miséricorde du Seigneur et Sa bénédiction soit sur vous). Le Proche-Orient fait toujours parler de lui dans l’actualité. Pour le simple citoyen français, il existe toujours une certaine confusion quant à ce qui se passe véritablement là-bas, en Israël-Palestine. Qui est à l’origine de quoi ? Quel camp serait celui des méchants ? Des gentils ? Différents sons de cloche se font entendre selon les communautés qui les relaient, tous plus empreints d’émotion que d’objectivité. La situation proche-orientale est complexe – mais pas exactement de la manière dont elle est présentée ici, par les médias occidentaux, acquis à telle ou telle cause, et répondant à des agendas qui leurs sont propres. Trop souvent, sous la plume des journalistes, le conflit israélo-palestinien devient l’objet de généralisations réductrices et approximatives, fruits d’un manichéisme dichotomique primaire, qui ne fait qu’ajouter de l’huile sur feu. Or, rien n’est là-bas ni tout noir ni tout blanc – mais tout est gris de plusieurs nuances. Depuis des années, les populations locales sont les otages de politiques toxiques fondées sur des propagandes idéologiques haineuses et exclusivistes. Le nationalisme et la religion deviennent des outils de manipulation des masses. La mauvaise foi règne, partagée des deux côtés de l’échiquier conflictuel. Non, tous les Israéliens ne sont pas des tueurs d’enfants arabes, comme le proclament certains Arabes. Non, tous les Palestiniens ne sont pas des meurtriers assoiffés de sang juif, comme le proclament certains Israéliens. Par contre, tous souffrent de cette situation qui n’en finit plus. C’est notre rôle, à nous qui cherchons la paix, de ne pas choisir de camp. Une paix authentique en Terre Sainte ne sera possible que fondée sur la justice pour tous les protagonistes, et non sur la simple absence de violence ou sur le remplacement d’une injustice par une autre. La paix ne se fera pas au détriment des Palestiniens et au bénéfice des Israéliens, ou réciproquement, mais au bénéfice des deux, ensemble.
C’est pourquoi soutenir la paix, c’est soutenir les deux camps – pas les discours politiques, bien sûr, ni les gouvernements, mais les populations elles-mêmes –, et servir de médiateur afin qu’ils trouvent d’eux-mêmes leur propres solutions à tous leurs problèmes. Soutenir la paix, c’est aussi dénoncer les représentations partiales et malveillantes, quelle que soit la partie qui en est à l’origine. Non au racisme ! Non aux exclusions déshumanisantes et aux simplifications meurtrières ! L’arme de la justice est la vérité. Oui, l’armée israélienne est une armée d’occupation. Oui, le terrorisme aveugle est du meurtre pur et simple. Oui, le Gouvernement israélien viole les droits de l’Homme. Oui, contester la présence historique des juifs en Terre Sainte est un mensonge. Oui, un racisme anti-arabe existe chez certains juifs. Oui, un discours antisémite arabe s’entend dans certains cercles. Etc. – la liste est encore longue, malheureusement. De nombreuses initiatives associatives locales existent, tant israéliennes que palestiniennes – et même souvent conjointes –, qui luttent pour une véritable justice et pour l’établissement d’une société apaisée et fraternelle. Innombrables sont les liens d’amitié qui ont pu être ainsi tressés par-delà les idéologies belliqueuses. La violence vengeresse n’est jamais une réponse légitime – le sang versé n’arrangera jamais la situation. La politique a été à l’origine du problème, les citoyens seront à l’origine de la solution.
Pour revenir à la polémique récente en France autour de la définition du « sionisme » – et donc de la nature de l’opposition à cette idéologie –, je pense qu’il est important d’apporter ici quelques éclaircissements. Le sionisme est un projet politique séculaire d’origine européenne qui usurpe l’identité juive pour la transformer en nationalisme primaire. C’est donc, par définition, un mouvement raciste, exclusiviste et hégémoniste, de facto faiseur d’apartheid. C’est cette idéologie toxique qui a donné naissance à l’État d’Israël. Or, avant cela, les juifs n’ont jamais été nationalistes, ni par leur histoire, ni par leur religion. L’amalgame entre « sionisme » et « judaïsme » est souvent dû au fait que ce premier est un mouvement nationaliste juif, s’adressant aux juifs, et dont le but est l’établissement d’un pays juif souverain (l’État d’Israël) parlant une langue juive (l’hébreu en l’occurrence). Du coup, le qualifier de « judaïsme » devient séduisant pour certains. Mais c’est complètement méconnaître l’idéologie même du sionisme dont le but est de remplacer la Torah (c’est-à-dire l’observance des préceptes bibliques mosaïques) par du nationalisme. Être juif, pour le sionisme, c’est être un citoyen de l’État sioniste, pour lequel toute pratique religieuse est superflue, voire à combattre.
Le sionisme est donc l’adversaire idéologique de la Torah (de la religion juive). Certes, il existe un mouvement sioniste religieux, centré autour de la pensée du rabbin Tsevî-Yehûda Kook (1891-1982), mais nombreuses y sont les incohérences, les réductions et les contradictions vis-à-vis des sources religieuses juives authentiques. Il faut bien comprendre qu’il n’existe pas plus de lien entre le sionisme (l’État d’Israël) et la Torah – malgré la judaïté des sionistes – qu’entre, par exemple, le Ku Klux Klan et l’Église catholique (bien que les klanistes soient chrétiens). Donc, on ne peut pas plus affirmer que l’État israélien représenterait LES juifs (tous les juifs, et le judaïsme en plus) que le Texas les chrétiens. Malgré tout cela, l’État d’Israël utilise plusieurs sophismes afin de s’établir en représentant légitime et exclusif du Peuple d’Israël. La liste est longue et fallacieuse, et je n’en aborderai ici que quelques-uns de ses éléments. Le point le plus important de la propagande sioniste est de « favoriser le “retour” du Peuple juif en Terre d’Israël » ! Or, à ma connaissance, des juifs ont de tout temps vécu en Terre Sainte. De quel « retour » parle-t-on alors, vu que les juifs n’ont jamais rompu leur lien à cette Terre ? Donc cette propagande sioniste insinue le pouvoir politique ? De plus, ce « Peuple juif » cité ici, qui est-il ? Il me semble que la majorité du Peuple juif ne vit justement pas en Terre Sainte. Qui donc peut s’établir là-bas en représentant exclusif de ce peuple (et délégitimer ainsi les autres juifs vivant ailleurs) ? Et puis, « en Terre d’Israël » – selon quelles frontières ? Le Royaume d’Israël biblique à l’époque du Roi David comprenait aussi l’autre rive du Jourdain (la Jordanie actuelle) jusqu’à Damas (en Syrie actuelle). Devrait-on entendre par là, d’après les sionistes, qu’il faudrait également que les juifs conquièrent ces territoires afin d’y assoir leur gouvernance ? Un autre élément de propagande est l’utilisation ad nauseam de l’argument sécuritaire. Exactement comme en Afrique du Sud lors de l’Apartheid – où les Blancs étaient convaincus par la propagande de maintenir cet état de fait, sinon les Noirs allaient tous les égorger –, ainsi les Israéliens sont manipulés à croire que tous les Arabes veulent leur extermination. Pour accentuer cette démagogie, le souvenir de la Shoah est agité sans vergogne afin de distiller la peur de l’anéantissement. L’État sioniste garantirait la sécurité des juifs dans le monde. Or, c’est tout le contraire qui se passe ! Le raccourci est aisé : identification entre l’État d’Israël et les citoyens israéliens, puis entre les Israéliens et tous les juifs. Comment empêcher cet amalgame toxique ? Les institutions juives françaises n’aident pas à calmer la situation, au contraire. Leur soutien inconditionnel à l’État d’Israël – et leur fait d’assimiler l’antisionisme à l’antisémitisme –, ouvre le bal de tous les amalgames. La communauté juive se retrouve prise en otage par l’idéologie sioniste. Les discours s’enflamment de tous les côtés.
Il est important de souligner ici que l’identité juive ne s’établit pas vis-à-vis des aléas des persécutions (qui sont des épiphénomènes ne nous définissant pas), mais vis-à-vis de la Torah. C’est elle qui légitime notre histoire et notre identité en tant que peuple (ou plutôt en tant que famille) – du coup, selon moi, un juif sans Torah, même si cela existe de facto, n’a pas beaucoup de sens. Car nous les juifs sommes une famille, pas une nation au sens politique du terme. Nous sommes la « Famille de Jacob (Bêt-Ya‘aqov) », celle de ses descendants – à qui Dieu a donné Sa Torah par Moïse –, et à laquelle on peut appartenir par trois moyens : 1. la filiation, 2. l’adoption (ce qu’on appelle abusivement la « conversion ») et 3. le mariage. C’est pour cela qu’il existe des juifs de toutes les ethnies, fruits des mélanges entre nos populations originelles du Moyen-Orient et les peuples qui nous ont accueillis tout au long de notre histoire. Ainsi nos gènes sont communs avec nos sœurs et frères les Palestiniens, qui partagent la même origine que nous. Notre Torah est justement basée sur la justice, l’amour, l’humilité et l’inclusion – vertus incarnées par nos Prophètes et nos Saints, tels Moïse, Aaron et Hillel l’Ancien. Tout le contraire des « valeurs » du sionisme, construit sur l’orgueil, l’oppression, la haine et l’exclusion – celles de Théodore Herzl, de Joseph Trumpeldor ou de Ben Gourion. Selon notre Torah, on ne saurait donc établir une société saine sur l’injustice envers ne fût-ce qu’une seule personne (fût-elle non-juive) – a fortiori envers un peuple tout entier (les Palestiniens). Il est dit (Deut. XVI:20) : « Ṣedeq ṣedeq tirdof (justice, tu poursuivras la justice) ! ». Et (Deut. XXX:15-19) : « Wuvaḥarta ba-ḥayyîm (tu choisiras la vie) ». De même, la Torah doit être « [notre] sagesse et [notre] intelligence aux yeux des nations » (Deut. IV:6), plutôt qu’un manuel d’oppression nationaliste. La Rédemption finale ne se fera que sur l’Amour inconditionnel (Ahavat ḥinnam), et pas sur autre chose.
Certes, il existe un « amour de Sion » d’origine religieuse, où chaque juif désire vivre en Terre Sainte pour y recueillir ses fruits spirituels – à l’image de Moïse (Môshè) lui-même (cf. Deut. III:25). Et surtout y être enterré afin d’être aux premières loges lors de la Résurrection des morts. Ceci dit, cela n’a rien à voir avec prendre là-bas la gouvernance ou le pouvoir politique, surtout au prix d’une injustice. Les juifs sont donc les premières victimes de l’arnaque sioniste (la liste est longue). Les seconds en sont les Palestiniens qui subissent une occupation violente et un apartheid en règle – quand ils ne sont pas purement et simplement massacrés. L’expression « antisionisme » peut prêter, chez certains, à confusion, car elle est aussi utilisée par des extrémistes qui veulent purifier la Terre Sainte de toute présence juive par un massacre pur et simple de la population israélienne. Cette opposition armée et violente à l’existence d’un État israélien dégénérant en antisémitisme (c.-à-d. en haine générale du juif) avait été crainte par l’ancien président tunisien Habib Bourguiba dès 1965 : « Dans le cas de la Palestine, cette haine conduit à confondre l’antisionisme avec l’antisémitisme, ce qui engendre […] un fanatisme qui sera dangereux le jour où il faudra négocier». Ce fanatisme n’est évidemment pas mon cas, ni le cas de mes amis Palestiniens, ni celui de l’écrasante majorité des gens sains d’esprit. Surtout que je suis plutôt un partisan de la non-violence, un adepte de la paix et de la justice. Je pense, dès la reconnaissance par le Gouvernement israélien de ses erreurs, l’abandon de l’occupation armée et l’octroi de leur droits aux Palestiniens, qu’il n’y aura alors plus de problèmes (car plus d’idéologie sioniste). Donc, en tant qu’opposant à l’idéologie sioniste pour toutes les raisons suscitées, j’accepte d’être qualifié d’« antisioniste » à défaut d’un meilleur terme. À cause des dirigeants de l’entité politique nationaliste juive en Terre Sainte, les nobles mots « Israël » et « Sion » sont désormais jetés dans la boue, voués à l’opprobre du monde entier. Les sionistes ont réussi à profaner ces noms sacrés en les associant à leurs entreprises honteuses, indignes du judaïsme et de la Torah. C’est une faute impardonnable ! Cela fait d’ailleurs saigner mon cœur d’avoir à utiliser des fois ces saints noms dans leur sens profané, quand il n’y a pas d’autre alternative ou afin de pouvoir me faire comprendre plus facilement de mes interlocuteurs, comme dans cette interview ici. Que Dieu nous sauve des faussaires et des arnaqueurs. Ne soyons pas idolâtres de concepts impersonnels et inhumains comme l’État, la Nation, les Frontières ou le Gouvernement, qui n’entraînent que conflits et souffrances individuelles. Il faut remettre l’être humain au centre de nos préoccupations, dans tous ses droits et dans toute sa dignité.
Algérie1 : M. le rabbin, on assiste actuellement en France – pays où vous vivez – à une montée de l’hostilité xénophobe vis-à-vis de l’Islam et des Musulmans. À maintes occasions, vous avez exprimé votre solidarité avec vos compatriotes musulmans qui sont pointés du doigt par une partie de l’opinion publique et des médias français et assimilés à des sous-citoyens ou des citoyens-à-part ou, pire, à de potentiels terroristes. Lorsque vous agissez ainsi, vous dites que vous ne suivez que les prescriptions de votre conscience et celles de votre religion.
Gabriel Hagaï : J’ai été effaré dernièrement par les réactions de certains membres de la communauté juive, mes propres coreligionnaires, concernant la Marche contre l’Islamophobie du 10 novembre 2019. Que de haine gratuite ! Comment nous, qui avons vécu dans notre chair le racisme, la stigmatisation, l’humiliation, l’exclusion, la haine et le discours mensonger, pouvons-nous être insensibles à ce que la communauté musulmane subit en France ? Où sont passées nos belles valeurs humanistes, celles de la Torah, qui ont fait notre notoriété ? Alors on se permet de soutenir les caricatures de Mohammed au nom de la sacro-sainte liberté d’expression, mais on empêche ceux qui dénoncent l’islamophobie d’utiliser une étoile jaune symbolique ?!! On agite des drapeaux israéliens à des manifestations contre l’antisémitisme, mais on s’offusque de voir quelques drapeaux palestiniens !! Cette liberté serait-elle à plusieurs vitesses ? Serait-elle refusée dès qu’il s’agit des musulmans ? Ces juifs aux idées extrémistes produisent eux-mêmes la haine islamophobe qu’ils nient et dont ils refusent aux musulmans l’existence ! J’ai honte pour eux. Se rendent-ils compte, ces semeurs de trouble, que leur discours nauséabond est le même que celui tenu par les antisémites envers les juifs dans les années 30-40 du siècle dernier ? Comment peut-on faire subir à d’autres ce que nous avons subi ? C’est le contraire même de la Règle d’Or professée par la Torah – « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse ! ». Ces gens-là ignorent sérieusement l’Histoire et la tradition juive. On entend chez certains d’entre eux l’argument fallacieux que seuls les musulmans produiraient des terroristes, mais pas les juifs. Or, ne leur en déplaise, c’est faux ! Si, si, des juifs tuent bien au nom d’une idéologie : ça s’appelle le sionisme ! Le terrorisme d’Etat reste du terrorisme – et celui de l’armée israélienne tue des Palestiniens, et encore maintenant à Gaza.
Toute forme de terrorisme est toujours à condamner. Tuer aveuglément des innocents ne peut jamais être légitimé par aucune cause, fut-elle la plus juste qu’il soit. Non seulement cela ne résout rien, mais cela envenime la situation. Les assassins devront répondre un jour de leurs crimes devant un tribunal humain ou devant Dieu. Pour en revenir à la France, il existe une tradition malheureuse d’appliquer certains principes démocratiques de manière différente selon à qui on a affaire – en contradiction totale avec la déontologie républicaine de justice et d’égalité. C’est le cas de la liberté d’expression dès qu’il s’agit de l’islam ou des musulmans. L’exercice de la liberté est un chemin ardu souvent mal compris. Cette liberté doit s’appliquer pour tous également, même pour ceux avec lesquels on n’est pas d’accord ou qui sortent du cadre du socialement correct (je pense à Dieudonné, par exemple). Il en va de même pour la justice, elle doit s’appliquer pour tous de manière égale, indépendamment du fait que la personne soit un salaud ou un saint. Rien ne justifie (dans un cas équivalent, bien sûr) que quelqu’un subisse de plein fouet l’application la plus rigoureuse du droit – à cause de ses origines, croyances, opinions, etc. –, alors qu’un autre profite d’une indulgence bienveillante – grâce à son appartenance à la caste dominante. Appliquer deux poids deux mesures à nos principes républicains est une faute. Tant que son contenu ne cause pas de dommage anormal à un tiers, la liberté d’expression est un droit essentiel – même lorsqu’elle nous dérange. Cela participe de la bonne éducation civique que d’être respectueux de ceux avec qui on est en désaccord. C’est un fondement de toute civilisation démocratique – surtout si elle veut le rester. Le droit de s’indigner est également primordial, et je le préfèrerai toujours à la censure. Lorsque l’expression est libre, utilisons-la ! Laissons-les dire ce qu’ils ont à dire, les Sorel, les Dieudonné, les Ryssen et les Le Pen, les Charlie et les Filoche – mais exerçons notre droit de réponse. À nous de caricaturer les caricaturistes ! Au nom de la sacro-sainte liberté, je lutterai toujours pour que tous puissent s’exprimer, même ceux qui tiennent des propos racistes, blasphémateurs et haineux, totalement en opposition avec mes principes (je m’étais d’ailleurs insurgé à l’époque, en 2013, contre la campagne de censure menée par l’ancien Premier ministre Emmanuel Valls à l’encontre de l’humoriste (au goût douteux, selon moi) Dieudonné M’Bala M’Bala). Mais je ne me tairai pas non plus, et dénoncerai tout discours néfaste, mensonger, réducteur, exclusiviste et intolérant – toujours au nom de cette même liberté.
Trop souvent en France, on empêche les idiots d’exprimer leurs opinions (« la terre est plate », « la Shoah n’a jamais existé », « la colonisation a été bénéfique », « les Blancs sont la race supérieure », « les extra-terrestres contrôlent le monde », etc.). Commencer par limiter sélectivement la liberté d’expression est la porte ouverte à l’arbitraire soumis aux aléas du politiquement correct. Il n’y a qu’un pas d’ici vers le totalitarisme intellectuel et la dictature de la pensée unique. Enseignons à nos politiciens (trop souvent girouettes opportunistes et démagogues) qu’au niveau de la liberté d’expression, ils se doivent d’embrasser le célèbre paradoxe « il est interdit d’interdire ». Nous qui sommes pour la justice et pour la paix, que Dieu nous aide à purifier notre cœur de toute haine. Ô Seigneur, quand Tes enfants cesseront-ils leurs divisions ?
Algérie1: M. le rabbin, avez-vous un message à adresser aux musulmans du monde entier ?
Gabriel Hagaï : Merci pour cette excellente question. Pour commencer à y répondre, j’aimerais partager ici une petite anecdote personnelle : vers l’âge de 12 ans et demi, en préparation à ma bar-miṣwa (fête de la majorité religieuse à 13 ans), mes parents m’ont fait prendre des cours chez le rabbin Makhlûf Ad-Dahân. C’était un vieux rabbin d’origine marocaine, d’une grande piété, d’une profonde humilité et d’une véritable érudition. Un jour, en passant Rue de Tanger (à Paris, dans le 19ème arrondissement) devant la mosquée, en entendant le adhân (l’appel à la prière) – « Allâhu akbar ! » – ribbî Makhlûf a dit « bârûkh Hû wu-vârûkh shemô (littéralement “bénit soit-Il et bénit soit Son nom”) ». Or, c’est une phrase d’eulogie que l’on dit à la synagogue quand on entend le nom de Dieu, et donc exclusivement dans un contexte liturgique juif, et en hébreu. Étonné, je lui demandais « Ribbî, pourquoi as-tu dit ça ? » « Et pourquoi pas ? » répondit-il par une autre question à la manière des rabbins, « Les Musulmans ne croient-ils pas au même Dieu que nous ? ». Cet épisode m’a marqué pour la vie : on pouvait donc adorer le même Dieu tout en étant d’une religion différente, et on devait même témoigner du respect envers cette autre religion ! C’était ma première ouverture à l’interreligieux. Ribbî Makhlûf Ad-Dahân m’avait étonné par le respect qu’il portait envers l’islam. Bien que Juif très pieux, il était capable de citer par cœur des passages entiers du Coran en arabe. Il avait fait partie du cercle des qabbalistes d’Erfoud (Maroc), auquel ont appartenu de célèbres rabbins, dont le fameux rabbin Yisrâ’él Abîḥṣéra (1889-1984) – dit Baba Salé – sur la tombe duquel se rassemblent plus d’un demi-million de personnes lors de l’anniversaire de sa disparition chaque année à Netivot (Israël). Tout ça, je ne l’ai su que bien plus tard et j’ai eu l’impression d’avoir « raté le coche » avec ribbî Makhlûf – si seulement j’avais eu dix ans de plus ! Mais je n’étais alors qu’un jeune adolescent, et donc attiré par d’autres sujets plus terrestres.
Je voudrais continuer en évoquant rapidement les rapports historiques entre l’islam et le judaïsme. Toute religion, à un moment ou à un autre de son histoire, s’est posée la question de la légitimité par rapport à elle-même de celles qui l’ont précédée, ainsi que de celles qui apparaissent après elle. Les reconnaît-elle, les accepte-t-elle, les renie-t-elle, les supplante-telle, les détruit-elle ? Coexistera-t-elle avec elles de manière parallèle, en les englobant dans ses propres concepts ? Ce fut le cas, par exemple, de la religion romaine vis-à-vis des autres cultes méditerranéens (grecs, sémites, égyptiens). Refusera-t-elle la légitimité des autres confessions ? Conduite qu’a adoptée, entre autres, le christianisme au Concile de Nicée (325), se substituant au judaïsme et jetant l’anathème sur les branches dissidentes récusant son credo. Ainsi l’islam, dès ses premières révélations coraniques, s’est trouvé devant les questions : Quid des idolâtres ? Quid des juifs et des chrétiens ? Questions dont les réponses ont fait la différence pour des milliers de personnes entre la vie et la mort, la liberté et l’esclavage, la dignité et la soumission. Le verset 48 de la sourate V (Al-Mâ’ida) participe de ce mouvement inclusif du Coran, invitant au vivre-ensemble fraternel avec les autres confessions monothéistes dans le respect de leurs croyances et de leurs pratiques. Bien sûr, cette lecture excluant les velléités de prosélytisme (ou plutôt de « prosélytifaction ») envers elles, peut être plus ou moins tempérée selon l’idéologie religieuse, prônant un islam ouvert ou exclusif, respectueux de la diversité ou takfîrî.
Ceci est pertinent pour un Juif vivant en terre d’islam, d’être légitimé ou non par le Coran dans sa pratique religieuse. Pouvons-nous continuer à y vivre selon les préceptes millénaires de la Torah révélée à Moïse ? Durant sa longue histoire, le judaïsme a subi de la part de diverses religions (surtout du zoroastrisme et du christianisme) des aspirations plus ou moins fortes à sa disparition. Allait-il en être de même ici ? Les chroniques humaines consignent que malgré quelques aléas anecdotiques circonstanciels – allant de la conversion forcée au massacre –, la cohabitation judéo-musulmane s’est faite sans heurts, et même dans un auto-enrichissement réciproque (cf. l’ouvrage encyclopédique « L’Histoire des relations entre juifs et musulmans », éditions Albin Michel, 2013, sous la direction de Benjamin Stora et Abdelwahab Meddeb). Pour illustrer cela succinctement, je prendrai l’exemple de l’influence du soufisme sur la pratique mystique juive. Vivant à Saragosse (Espagne) dans la première moitié du XIe siècle, le rabbin Baḥyâ (Abû Yiṣḥâq) ben Yôséf Ibn-Paqûda rédige vers 1040 Al-Hidâyat ilâ Farâ’iḍ al-Qulûb (“Le Guide des Devoirs des Cœurs”, en hébreu Ḥôvôt hal-Levâvôt). Dans cet ouvrage, inspiré des encyclopédistes musulmans connus sous le nom de « Frères de la Pureté (Ikhwân aṣ-Ṣafâ) », Baḥyâ Ibn-Paqûda compile les enseignements éthiques juifs en un système cohérent, citant anonymement pour confirmer son propos de nombreux auteurs soufis et poètes arabes. Parmi ses sources utilisées, on peut trouver Al-Muḥâsibî, Abû-l-Ṭayyib al-Mutanabbî, Abû Ṭâlib al-Makkî (Qût al-Qulûb), Al-Junayd, Al-Ḥasan al-Baṣrî et Dhû-n-Nûn al-Miṣrî. On peut évoquer également le rabbin Abraham Maïmonide (Fostat, 1186-1237), fils du célèbre Moïse du même nom (surnommé le Rambâm selon son acronyme), chef des piétistes juifs en Égypte, qui rédige le Kitâb Kifâyat al-‘Âbidîn (“Guide Compréhensif pour les Serviteurs [de Dieu]”). Les citations du taṣawwuf y sont tellement importantes, que Paul Fenton (1951-), le spécialiste universitaire français de cette littérature, l’appelle le « soufi juif ».
Pour clore cette courte illustration, je mentionnerai le témoignage des Maîtres de ma lignée. À cause de la taille souvent réduite des communautés israélites en terre d’islam, il n’était pas rare pour les confréries mystiques juives d’utiliser les structures de leurs consœurs soufies – surtout pour les retraites (khalwât) – faute d’en posséder d’adéquates en leur sein. Fort de cette fraternité spirituelle, on pouvait voir encore récemment (jusqu’à l’exode massif des Juifs des pays musulmans) un rabbin faire la retraite spirituelle dans une zâwiyya à côté des autres fuqarâ’. Ce fait est dûment documenté dans la Genîza du Caire, par la pétition (datée d’entre 1355 et 1367) d’une femme juive (mère de 3 enfants) devant le tribunal rabbinique de ribbî David II Maïmonide (investi en 1355). Cette dernière demande que l’on adresse une requête à son mari, Baṣîr al-Jalâjilî (le “faiseur de cloches”) – alors en khalwa chez (Jamâl-ud-Dîn) Yûsuf (b. ‘Alî) al-Kûrânî (mort en 1367) –, car la somme d’argent qu’il lui a laissée avant de commencer sa retraite a été complètement dépensée (voir l’article publié : « A Jewish Addict to Sufism: In the Time of the Nagid David II Maimonides », S. D. Goitein, The Jewish Quarterly Review, New Series, Vol. 44, No. 1 (Jul., 1953), pp. 37-49). Ce qu’il faut noter, c’est l’acceptation des pratiques de ce genre, car ici ni l’épouse ni le tribunal rabbinique ne cherchent à condamner le mari juif parce qu’il serait parti chez des soufis musulmans pour faire sa retraite spirituelle, mais juste parce qu’il n’a pas laissé de ressources suffisantes à sa famille.
Quand l’islam est arrivé au Maghreb, une partie des autochtones berbères à l’époque étaient de confession juive. Au cours des siècles qui ont suivi, certains ont embrassé la religion musulmane, alors que d’autres sont restés juifs. Du coup, les gens avaient conscience d’être de la même famille par-delà les différences religieuses. C’est pour cette raison que dans toute l’Afrique du Nord, on trouve ce que les anthropologues appellent « le culte syncrétique des Saints », où les juifs célèbrent avec leurs voisins musulmans le mûsam du Walî local, et ces derniers avec les juifs la hillûlâ du Ṣaddîq du coin. Car dans l’esprit des natifs, les miracles attribués au Saint qui marchent pour la branche de la famille de telle religion, marchent évidemment pour ceux de l’autre religion. Cette conscience profonde des musulmans et des juifs maghrébins d’appartenir à une même famille a perduré pendant des siècles jusqu’à très récemment dans l’Histoire. La séparation entre les deux communautés a été exacerbée par un double phénomène moderne : 1. La colonisation française, qui a proposé l’émancipation aux indigènes juifs (avec le Décret Crémieux) mais pas aux musulmans, nous mettant du coup du mauvais côté lors des luttes pour l’indépendance. Et 2. le sionisme, qui a achevé la déchirure, jetant les juifs dans les griffes du nationalisme israélien, et les musulmans dans celles du panarabisme ou de l’islamisme politique. Alors que moi qui ai été éduqué encore dans cette conscience d’une filiation commune, je me sens plus proche d’un musulman maghrébin que d’un juif ashkénaze. Surtout qu’au-delà de la différence religieuse, ne partageons-nous pas la même culture, ne cuisinons-nous pas les mêmes couscous, ne préparons-nous pas les mêmes pâtisseries orientales, n’écoutons-nous pas la même musique arabo-andalouse, n’avons-nous pas la même gestuelle non-verbale, etc. ? Ce qui n’est pas mon cas avec un Ashkénaze.
Finissant sur une note plus générale, pour moi, une religion – quelle qu’elle soit– est un chemin de transformation personnelle permettant à l’être humain de réaliser sa nature divine. En tous cas, c’est ce qu’elle devrait être, avant sa récupération malheureuse (et presque inévitable) par les littéralistes, la changeant en un tas de coutumes archaïques et dévalorisantes. D’où la nécessité d’une réactualisation occasionnelle (mais constante) du message divin tout au long de l’Histoire. Ce que j’ai reçu de mes rabbins, c’est que toutes les religions sont égales – aucune n’est supérieure à une autre, juste différente. Il est donc important de ne pas attribuer un jugement de valeur à celles-ci ; la vérité de l’une n’entraîne pas la non-vérité de l’autre. Au niveau de Dieu, toutes les Vérités révélées sont vraies et toutes coexistent en Lui et par Lui. Pour paraphraser le Père Christian de Chergé (1937-1996) : servir Dieu autrement ne signifie pas servir un autre Dieu. La face de l’Éternel ne se dévoile-t-elle pas dans l’humanité, justement parce qu’elle est multiple ? N’est-il pas dangereux de réduire l’accès à Dieu à un seul chemin ? Certes, chaque système religieux est en lui-même exclusif – car légitime dans sa cohérence propre – mais par rapport aux autres, et surtout par rapport à Dieu, il perd son caractère absolu. L’important c’est l’être humain lui-même ; c’est-à-dire la réalisation de son projet divin, quel que soit le chemin qu’il emprunte. Reprenant une métaphore utilisée par ribbî Naḥmân de Bracław (1772-1810), on peut dire que chaque religion serait comme un musicien jouant d’un instrument spécifique selon une partition particulière. Le but est que toutes jouent harmonieusement ensemble la grande Symphonie divine, appelée en hébreu « han-Niggûn hâ-‘elyôn (la Mélodie transcendante) ». La beauté orchestrale de ce morceau divin provient justement de la diversité de ses interprètes musicaux. Il nous faut tout simplement jouer ensemble, sans jugement – aucun instrument n’est plus important que l’autre, aucune partition n’est meilleure que l’autre. Nul besoin de forcer les autres à jouer de son instrument ou de sa mélodie – ce serait une telle perte de beauté. Le sublime ne naît-il pas de cette union harmonique ? Vouloir que tous ne jouent que d’un seul instrument, ou ne suivent qu’une seule partition, n’est qu’un appauvrissement de la Volonté divine. Que serait la 5ème symphonie de Beethoven exécutée uniquement au piano, et avec une seule main ? De plus, une religion se doit d’être en avance sur son temps, d’être sur le front de la défense des droits de tous les opprimés, comme elle l’a été à sa naissance. Deux exemples : De nombreuses lois de la Torah ont été données en réaction aux pratiques magiques et superstitieuses de l’idolâtrie (à ne pas confondre avec le polythéisme) afin d’éloigner les gens de celles-ci – comme l’explique magistralement Maïmonide dans son Guide des Égarés. Également, le Coran a donné des droits aux femmes qui étaient impensables dans l’Arabie antéislamique. De nos jours, la religion doit continuer de faire évoluer l’humanité dans le bon sens, au lieu de renier les acquis du monde moderne. Les mystiques de chaque religion sont les gardiens de l’esprit authentique de celle-ci. Ils s’assurent que la Révélation divine reste incarnée et vivante. Ils portent sur eux le poids du monde; grâce à leur engagement, ils élèvent, générations après générations, un peu plus la conscience humaine globale. Devant le défi de la modernité, prions que les mystiques aient toujours les moyens de transmettre le chemin divin de l’autoréalisation. Et pour revenir à votre question, j’aimerais juste que s’accomplisse en nous tous, ici-bas, le verset des Psaumes de David (133:1) : « Qu’il est bon et qu’il est agréable le séjour des frères ensemble. »