La rencontre
Abane et Fanon ont en commun d’être tous deux des produits de l’histoire tourmentée de leur époque, de l’histoire de l’Algérie et de celle du Tiers-Monde. Produit certes, mais rares sont ceux qui auront marqué autant de leur courte existence la lutte de libération algérienne pour l’un et la pensée révolutionnaire tiers-mondiste pour l’autre. Aussi ne laissèrent-ils personne indifférent.
Au moment -novembre 1956- où Fanon rompait avec l’ordre colonial, l’insurrection algérienne avait franchi une étape décisive. Abane avait entrepris dès le printemps 1955 de renforcer politiquement le FLN en réalisant au sein du FLN un vaste rassemblement des forces politiques algériennes, consolidant ainsi l’unanimité anticoloniale.
Aussi à l’automne 1956, le FLN avait le vent en poupe. La direction nationale (CCE) comprenant cinq dirigeants (Abane, Ben Khedda, Ben M’hidi, Dahlab et Krim) restait relativement homogène et fonctionnait comme un organisme collégial, même si Abane apparaissait comme le n° 1 au sommet du pouvoir FLN.
Au moment où Fanon, médecin chef à l’hôpital psychiatrique de Blida-Joinville, mûrissait sa décision de rompre avec l’establishment colonial, l’atmosphère à Alger était explosive. Toutes les prémices de « la bataille d’Alger » étaient en place. Sur le plan politique, la situation s’emballait depuis le kidnapping en plein ciel, le 22 octobre 1956, des dirigeants extérieurs du FLN (Aït Ahmed, Ben Bella, Boudiaf, Khider, et Lacheraf). Cet acte de piraterie aérienne fit perdre aux dirigeants nationalistes leurs dernières illusions quand aux chances d’une proche solution de paix. D’autant qu’une semaine plus tard, le 31 octobre 1956, le gouvernement français, allié à la Grande Bretagne et à Israël, se lance dans une attaque contre l’Égypte considérée comme la source étrangère de l’insurrection algérienne.
C’est dans ce contexte de crise exacerbée que Fanon décide de renoncer à son poste de médecin-chef de l'hôpital de Blida-Joinville. Comme il l’écrit à l’époque « depuis de longs mois (sa) conscience est le siège de débats impardonnables ». Dans sa lettre au ton extrêmement sévère à l’encontre du système colonial, adressée au ministre-résident Lacoste, le psychiatre martiniquais refuse d’« assurer une responsabilité coûte que coûte sous le fallacieux prétexte qu’il n’y a rien d’autre à faire ». Il mesure avec « effroi l’ampleur de l’aliénation des habitants de ce pays » dont le statut, « une déshumanisation absolue », repose sur « le non droit, l’inégalité, le meurtre multiquotidien de l’homme, érigés en principes législatifs ». Pour Fanon, il ne fait aucun doute que « les événements d’Algérie sont la conséquence logique d’une tentative avortée de décérébraliser un peuple ». Il quitte l’hôpital de Blida-Joinville. C’était en novembre 1956.
Au demeurant, bien longtemps avant sa démission, Fanon avait choisi son camp. Son parcours initiatique commencera aux premiers jours de sa carrière à Blida. Ayant tôt saisi le mécanisme de l’aliénation coloniale par l’écrasement/déshumanisation et sa légitimation scientifique par la « théorie primitiviste », Fanon commence par « déconstruire » la psychiatrie coloniale. Pour Fanon l’état de sous-humanité de l’indigène algérien ne relève ni de la génétique ni d’une morphologie soi-disant indifférenciée de son cerveau (Porot et al, 1918, 1932). Pour le psychiatre, c’est « la structure sociale existant en Algérie (qui) s’oppose à toute tentative de remettre l’individu à sa place ». « Le pari absurde », « la persévération morbide », était pour Fanon, de combattre l’aliénation individuelle, la maladie mentale, sans mettre fin à l’aliénation collective générée par l’oppression coloniale.
Viendra ensuite l’engagement politique. Fanon saute le pas quelques mois après le déclenchement de l’insurrection algérienne. Son service devient un refuge pour l’hébergement ou les soins de militants venus des quatre coins de la Mitidja. Après la grève de l’UGEMA en mai 1956, c’est en wilaya 4 que se replient la plupart des lycéens et des étudiants venus des villes. Les contacts directs de Fanon avec les « gens du maquis » s’intensifient durant cette période. Le psychiatre martiniquais est impressionné par le silence résolu et le stoïcisme de ce peuple en guerre malgré le déluge de fer et de feu qui s’abattait sur lui. Et surtout par cette jeunesse qui étoffait de ses élites urbaines une lutte de libération nationale dont la composante était au départ essentiellement paysanne. Le spectacle de ces filles et garçons engagés à corps perdu dans le combat libérateur, en train de « faire peau neuve » et de redevenir maîtres de leur destin, est pour le psychiatre martiniquais quelque chose de totalement inédit. Pour Fanon, un bouleversement sociétal majeur venait de se produire dans la société algérienne et dans le cours de l’histoire coloniale du pays et de la Révolution (L’an V de la révolution algérienne, 1959).
A l’automne 1956, deux occurrences majeures préludent au grand soir de Fanon. D’un côté, la révolution algérienne avait atteint sa phase de maturité sous l’impulsion d’Abane. De l’autre la prise de conscience de Fanon que la fin de la domination coloniale en Algérie est historiquement inéluctable. « Une société qui accule ses membres à des solutions de désespoir est une société non viable, une société à remplacer », écrit-il. Aussi, sa conscience de « damné de la terre », ne l’autorise plus à continuer d’assister en spectateur désinvolte à l’écrasement du peuple algérien livré au rouleau compresseur de la « pacification ».
Il y a aussi que Fanon en analyste avisé, a jaugé avec perspicacité le projet révolutionnaire algérien. L’entreprise lui paraît valable, viable et sérieuse. Il ne manquait à l’intellectuel d’exception dans une conjoncture historique d’exception qu’un petit coup de pouce du destin pour donner la pleine mesure de son génie. Ce coup de pouce viendra d’Abane lui-même, qui cherchera le contact avec le psychiatre de Blida. Fin décembre 1956, le jeune médecin -Fanon n’avait alors que 31 ans- est devant le chef FLN. Le courant passe instantanément entre les deux hommes. Fanon est encouragé pour s’engager un peu plus dans le FLN. Il dira : « je suis rassuré, la révolution algérienne est entre de bonnes mains ». Il n’y aura pas d’autres contacts entre les deux hommes, en Algérie, et pour cause.
L’exil et la Révolution
Au plus fort de la « bataille d’Alger », les autorités coloniales décident d’expulser Fanon, probablement en réponse à sa lettre de démission. Peut-être aussi avaient-elles eu vent de ses contacts secrets avec le FLN. Le psychiatre de Blida est obligé de partir s’installer à Paris. Isolé et loin de l’Algérie, il tournera en rond comme un lion en cage pendant plusieurs mois. Notons qu’à l’époque, Fanon était encore un inconnu dans les cercles intellectuels parisiens.
Nous sommes au début du printemps 1957. Larbi Ben M’hidi membre du CCE est arrêté et sauvagement exécuté par une branche occulte de l’armée française avec la bénédiction des responsables politiques. Face à la résolution brutale du pouvoir colonial et aux pratiques féroces de son armée, la direction nationale du FLN fuit Alger et gagne la Tunisie. Le jeune intellectuel décide alors de gagner la capitale tunisienne pour se mettre au service du FLN et de la cause algérienne.
Mais à Tunis, l’atmosphère est bizarre. Il y règne un climat de suspicion. Les rapports de force au sein du FLN ont changé. Abane qu’il retrouve, celui qu’il avait connu à Alger comme le leader de fait du FLN, est déjà dans le viseur des colonels. Ces derniers appuyés par leurs clientèles respectives, décident d’invalider les primautés de la Soummam, celle du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur. Et surtout de remodeler à leur avantage, les organes dirigeants du FLN (CCE et CNRA) et d’en évincer les amis d’Abane, afin de l’affaiblir et de le marginaliser. Les cartes sont redistribuées avant la réunion du CNRA qui les avalisera sans débat.
Tandis que les colonels se partagent le pouvoir au prorata des forces militaires qu’ils contrôlent dans les maquis et surtout à Tunis et sur les frontières, Abane est relégué à la fonction « intellectuelle » : l’information et la propagande. Il dirigera le département de l’information, notamment le journal El Moudjahid qu’il avait fondé avec Ben Khedda une année auparavant.
Fanon est tout logiquement intégré à l’équipe d’Abane. Du reste, il se retrouve dans son élément : écrire, dénoncer, théoriser…toutes ces choses qu’il affectionne et qui le remettent au cœur de l’action et de …l’histoire. Pour autant, il ne renonce pas à la pratique médicale. Il entend poursuivre la social-thérapie et la psychiatrie rénovée et adaptée à l’environnement socioculturel des patients. A la Manouba, dans la banlieue de Tunis, il crée une unité thérapeutique de jour.
A El Moudjahid, il donne libre cours à sa vision qui va au-delà de la guerre que livrent les Algériens au colonialisme français. Pour Fanon, la libération de l’Algérie, ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un vaste mouvement continental voire mondial de libération des peuples dominés.
Mais malgré l’exaltation que lui procure son engagement pour la cause algérienne, et l’ambiance stimulante et très enrichissante dans laquelle il est parfaitement à sa place, Fanon ne se sent pas à l’aise. Car autour d’Abane, se tisse une atmosphère sournoise faite d’intrigues et de manœuvres souterraines. Il sent bien l’antagonisme irréductible entre son chef et le premier cercle des colonels, Krim, Boussouf, et Ben Tobbal. Proche d’Abane, il ne peut néanmoins prendre parti, se considérant un peu comme l’invité de la révolution algérienne même s’il se sent parfaitement algérien de cœur. Son énergie, Fanon va l’investir alors dans le combat anticolonialiste.
Prémonitions post-coloniales : la mort d’Abane, le signe avant coureur
Après sa première rencontre avec Abane en décembre 1956, Fanon était séduit par cette vision post-indépendance qu’il avait alors décelée dans la démarche du chef FLN. Ce regard au-delà de la guerre suppose pour le théoricien comme pour le révolutionnaire d’élaborer une vision politique de la guerre mais aussi de l’après-guerre. Abane et Fanon voulaient sans doute prémunir l’avenir, de toute dérive pouvant porter atteinte à cette liberté et cette justice qu’était censé porter comme ses objectifs primordiaux, l’avènement de l’indépendance. Dans l’esprit d’Abane, la prééminence du politique apparaît comme une garantie sur l’avenir, afin que les rapports dans la société post-coloniale ne soient pas déterminés par la force comme ils l’étaient dans la société coloniale.
Car, entre Abane et Fanon, il y a également cet autre domaine commun que sont leurs prémonitions post coloniales de lendemains maudits. L’un et l’autre avaient flairé les dérives du futur au vu du processus de bureaucratisation et de militarisation qui gagnait insidieusement les rouages de la révolution algérienne après la mise au rancart des principes de la Soummam. L’un et l’autre dénonceront chacun à sa manière les menaces qu’ils sentaient peser sur la société algérienne post indépendance. Le premier confiera ses appréhensions sur les colonels et leurs pratiques au futur président du gouvernement provisoire algérien (GPRA), au cours de l'été 1957, en ces termes : « Ils constituent un danger pour l'avenir de l'Algérie. Ils mènent une politique personnelle contraire à l'unité de la nation… Par leur attitude, ils sont la négation de la liberté et de la démocratie que nous voulons instaurer dans une Algérie indépendante. »
Fanon avait également perçu, dès les débuts de son séjour tunisois, la montée des périls. Il saisit très vite la mécanique inexorable de l’ascension prétorienne, ses dérives claniques, la soif du pouvoir et les réflexes de domination. Il s’en inquiétera également auprès de Ferhat Abbas : « Un autre colonel leur réglera (aux « 3 B », ndla) un jour leur compte. C'est le colonel Boumediene. Pour celui-ci le goût du pouvoir et du commandement relève de la pathologie ».
Mêmes conclusions donc chez Abane et Fanon sur les dérives autoritaires post-coloniales. Cependant Fanon qui survivra près de quatre ans à Abane, aura le loisir en tant qu’ambassadeur du GPRA, d’observer de plus près les premières indépendances africaines (Ghana en 1957, Guinée en 1958 et les pays de l’Afrique occidentale française à partir de 1960). Aussi, ira-t-il encore plus loin dans son analyse visionnaire. L’avenir ne manquera pas de lui donner raison.
Fanon et l’assassinat d’Abane
L’assassinat d’Abane en décembre 1957 est camouflé en mort glorieuse au champ d’honneur. Ses collaborateurs au département de l’information, notamment Fanon n’étaient pas dupes. On leur avait imposé de publier une pleine page d’El Moudjahid à la gloire du « martyre ».
Mis à part Ferhat Abbas qui protestera vivement contre les méthodes fascistes des colonels, personne n’osera élever la voix devant l’omnipotent nouveau pouvoir. Fanon qui venait de perdre un « frère et un ami », est lui aussi sous l’emprise de la terreur qu’inspiraient alors les colonels. Il se serait abstenu de toute protestation « parce qu’il était lui même sur la liste de ceux qui seraient éventuellement éliminés dans l’éventualité d’une réaction violente à l’assassinat d’Abane » écrira un de ses biographes (Macey, 2001).
Pour le psychiatre martiniquais, la mort d’Abane, indépendamment de l’amitié qu’il lui portait, était une grosse perte. Il le confiera confidentiellement à ses amis les plus proches dont Alice Cherki qui travaillait alors à ses côtés avec son époux Charles Géronimi, à l’hôpital de la Manouba. Plus tard, Fanon ruminera le remords de n’avoir pas su ni pu empêcher l’assassinat d’Abane en ne l’ayant pas suffisamment mis en garde contre les desseins mortifères des colonels. A Rome où il rencontrera Sartre et Simone de Beauvoir, il exprimera son regret et une forme de culpabilité. L’égérie de Jean-Paul Sartre rapportera dans ses mémoires, les confidences que lui fit Fanon au cours de leur rencontre organisée par Claude Lanzmann à Rome. « Jusqu’à l’automne 1961, Fanon portait encore, comme une lourde contrariété, la mort d’Abane ». « J’ai deux morts sur ma conscience, que je ne pourrais jamais me pardonner : celle d’Abane Ramdane et celle de Patrice Lumumba », confiera-t-il à Simone de Beauvoir.
Conclusion
On retiendra d’Abane et de Fanon, leur vision universaliste. En voyant large, en rassemblant au-delà de son parti d’origine, en bravant le chauvinisme partisan de la plupart des dirigeants activistes qui ont renié jusqu’à leurs anciens camardes du PPA, taxés péjorativement de « politicailleurs » voire de « germes de décomposition », en intégrant les Européens libéraux, Abane a su dépasser l’enfermement étroitement nationaliste, confessionnel ou communautaire. L’intellectuel martiniquais est lui aussi sorti de son « ethnie », de sa communauté, et de son « habitus » pour aller dans l’inconnu de la révolution algérienne commençante, et pour se faire le défenseur de tous les damnés de la terre, et le chantre d’une liberté sans frontières.
Abane et Fanon ont eu et continuent d’avoir leurs contempteurs. On reprochera au premier d’avoir pêché par excès de rationalité dans une société encore trop imprégnée des pesanteurs et des archaïsmes du passé. D’avoir imposé hâtivement et précocement au mouvement de libération nationale une modernité (séparation du politique et du militaire, primauté de la citoyenneté sur les identités, nette distinction entre le spirituel et le temporel) qui ne cadrait pas avec le niveau de développement historique de la société algérienne. Cette tentative infructueuse de mettre la Révolution sur les rails de la modernité universelle, en libérant la pratique politique du rapport de force militaire, lui coûtera la vie.
Quant à Fanon, outre l’apologie de la violence qu’on lui prête, il lui sera au final reproché le caractère ponctuel et dépassé de sa théorie assimilée à un « météorite » dans l’histoire de l’humanité contemporaine. Contrairement à Abane, c’est le caractère « obsolète » de sa pensée qui poserait problème. L’argument de ses contempteurs étant « la fin de l’histoire tiers-mondiste » avec la fin des empires coloniaux. Or, il reste incontestablement de l’œuvre de Fanon l’analyse prémonitoire des régimes post-indépendance. Et là précisément, l’apport de Fanon, considérable, est d’une brûlante actualité tant sont similaires les « damnés » d’hier avec les « indignés de la terre» d’aujourd’hui.
Par Bélaïd Abane
Professeur de médecine, auteur de Résistances algériennes, Abane Ramdane et les fusils de la rébellion, Casbah Editions 2011.
Article paru dans sa version originale dans Living Fanon. Global Perspectives. Contemporary Black History. Edited by Nigel C. Gibson, Palgrave Macmillan, New York, june 2011.