Algérie 1

Icon Collap
...

Évocation : Abdelhafid, l'ombre brisée de Kateb Yacine et Yasmina Khadra

18-09-2016 14:41  Amine Bouali

Abdelhafid habitait avec sa mère une sorte de gourbi dressé dans un coin de la cour arrière de l'hôtel Albert 1er, au centre-ville de Tlemcen. À chaque fois que j'allais lui rendre visite, pendant les années 1980, pour l'emmener prendre un café à la terrasse d'une buvette voisine, je frappais un coup sec à la porte en zinc de son abri de fortune, et il sortait aussitôt, la tête la première, comme s'il s'extirpait d'un sous-marin. Sa mère, durant la journée était souvent absente, occupée à faire des travaux ménagers chez les familles de la ville. Des fois, à la fin de la semaine, je croisais sa sœur unique, étudiante à l'université d'Oran, silencieuse, discrète, lointaine, comme drapée d'un voile de pudeur, de honte et de colère tue.

Abdelhafid était fils de chahid mais n'en parlait pas ! Il fumait beaucoup à cette époque et se débrouillait comme il pouvait pour gérer, au quotidien, un mal-être qui l'a progressivement éloigné des tâches et des obligations de la vie. Passionné de théâtre, bercé de culture populaire, féru de littérature d'avant-garde, Abdelhafid hantait les bibliothèques de l'ex-Centre culturel du Parti (reconverti en gargote depuis !) et de la Maison de la culture de Tlemcen, où il passait le plus clair de ses journées.

Je savais vaguement qu'il avait été scolarisé, jeune, à l'école des Cadets de la Révolution, à la caserne du Mechouar, à Tlemcen, puis avait rejoint l'école des Cadets de Kolea par la suite. Ces écoles ouvertes, en mai 1963, dans six villes du pays (Oran, Guelma, Béchar , Laghouat, Kolea et Tlemcen) dispensaient un enseignement général et une formation paramilitaire et avaient accueilli, jusqu'à leur fermeture en 1986, des milliers d'enfants dont des fils de chouhadas et de moudjahidines.

Abdelhafid, après l'obtention de son baccalauréat, décida d'arrêter ses études et de mener, tant bien que mal, une vie d'artiste ! Il rejoignit alors la troupe de Kateb Yacine, d'abord à Bab El Oued, puis dans le village agricole de Tenira, près de Sidi-Bel-Abbes, où l'auteur de Nedjma avait trouvé refuge. Abdelhafid racontait avec un brin de nostalgie mais aussi d'amertume, ces moments de vie privilégiés mais fragiles, avec les comédiens-paysans de la troupe de Kateb, cette espèce de communauté autonome et anarchiste dans l'Algérie glorieuse et pathétique du Président Boumediene, les discussions fiévreuses du soir, l'expérimentation créatrice, mais aussi les corvées de cuisine, à tour de rôle, et le fils radieux du maître des lieux, Amazigh, qui jouait au football.

Abdelhafid avait écrit plusieurs pièces de théâtre. L'une d'elles a été jouée par une troupe d'amateurs, au début des années 80. Avec le temps, le dossier de la petite famille du chahid a fini par trouver une oreille attentive auprès des autorités de Tlemcen et Abdelhafid emménagea avec sa vieille mère dans un logement social du nouveau quartier d'Imama, à la périphérie de la ville.

Dans son livre "L'écrivain ", Yasmina Khadra rend un hommage chaleureux à son camarade des rêves éveillés de jadis, à l'école des Cadets de la Révolution de Kolea, et raconte que Abdelhafid a été, en quelque sorte, son premier conseiller littéraire et le lecteur averti de ses premières ébauches d'écriture, avant la consécration et les succès.

On ne croise plus désormais la silhouette à demi éteinte de Abdelhafid en train d'arpenter les ruelles du centre-ville de Tlemcen, un mégot de cigarette aux lèvres, un vieux bouquin à la main !



Voir tous les articles de la catégorie "Actualité"