Algérie 1

Icon Collap
...

Eté 1957 : Quand le lycée de Ben Aknoun était un lieu de torture secret

01-05-2017 16:10  Contribution

A la mémoire de Ben Youcef Rebah, décédé récemment

L’utilisation des écoles ou des lycées commelieux de torture pendant notre guerre de libération est un fait avéré. Ils ontété squattés, en période de vacances estivales, par les parachutistes dugénéral Massu et du colonel Bigeard pour y mener leurs interrogatoires. Lelycée de Ben Aknoun, à Alger, (actuel lycée El Mokrani), a été un lieu dedétention, tenu secret, dont la fonction se situait «à mi-chemin» entre lecentre de torture (en amont, évidemment secret également) et le centred’internement (en aval, qui avait un statut «administratif», à la limite«légal»). C’était un «centre de tri» né de la légalisation, en avril 1957, des centresclandestins dans lesquels lesparachutistes détenaient des Algériens depuis janvier 1957. Mais ces centres de tri étaient contrôlés par les militaireset échappaient au pouvoir civil (préfectoral et judiciaire).

Durantl’été 1957, Ben Youcef Rebah a été détenu au lycée de  Ben Aknoun occupé par les parachutistes,bérets verts. Il avait été arrêté le 21 août 1957, au domicile familial, àSaint Eugène, dans la proche banlieue d’Alger, par les soldats du 3èmerégiment de parachutistes coloniaux, commandé par le colonel Bigeard qui ontfait irruption dans le petit appartement de deux-pièces, en pleine nuit alorsque toute la famille dormait. Ils ont demandé en hurlant «Benyoucef !».Réveillés brutalement, les enfants ont assisté à l’arrestation de leur frère.La maman de Benyoucef qui tentait de lui remettre un vêtement pour se couvrir(les nuits commençaient à être fraîches) en a été empêchée par un soldat quilui a barré l’étroit couloir à l’aide de son fusil; «c’est juste une chemise»,lui dit-elle, «ce n’est pas nécessaire», lui a lancé le para, «même pas leschaussettes», ajouta-t-il. Ben Youcef eut juste le temps de mettre seschaussures. Les parents regardaient, sans pouvoir réagir, leur fils, quitter lamaison au milieu de la horde de parachutistes, après l’aîné Noureddine quiavait rejoint les rangs de la wilaya 4 de l’ALN, en juin 1956, et Mohamed,arrêté en janvier 1957. Ils ignoraient totalement où les parachutistes allaientl’emmener. Ben Youcef racontera plus tard qu’il fut dirigé d’abord vers uneécole située à Fort l’Empereur, à l’entrée d’El Biar. Après avoir subi lesupplice de la baignoire dans cette école où se pratiquait la torture sur lesdétenus gardés au secret, Ben Youcef fut transféré au lycée de Ben Aknoun,ensuite au camp de Beni Messous puis à Camp du Maréchal d’où il sera libéréquelques mois après.

A Ben Aknoun,le centre de tri était installé dans l’internat du lycée. Les détenus, amenéspar camions militaires, notamment de la Casbah et de Saint Eugène, étaientenfermés dans des salles dont les fenêtres, grillagées, donnaient sur un champclôturé à l’aide de fils barbelés. C’était la promiscuité, «on était 200, àraison de 40 à 50 par salle, à même le sol. Il y avait une salle pour les femmes»,a raconté Benyoucef qui se souvient des détenues Fadhila Dziria et sa soeur,Goucem, et Latifa (toutes trois membres del’orchestre féminin de Meriem Fekkai, quicomprenait aussi la militante Fatma Zohra Achour dite Aouicha). FatmaBaïchi, qui était avec elles, a livré ses souvenirs à Djamila Amrane pour sonlivre «Femmes dans la guerre d’Algérie». Elle se rappelle: «Vingt-deux femmesétaient dans ce dortoir. Nous n’avions rien, pas de couvertures, rien, unesalle cimentée, nous nous bagarrions pour des bouts de papier qu’on mettaitsous la tête comme oreiller, c’est tout».

Enautomne1957, il y a eu l’épidémie de grippe asiatique, les détenus dulycée de Ben Aknoun faisaient du 40° de fièvre; tous ont été vaccinés, enurgence, piqués comme du bétail, sinon ça aurait été l’hécatombe. Les détenusavaient droit aux toilettes deux fois par jour. Elles n’avaient pas de porte. Quandquelqu’un était dans les toilettes, un autre devait se mettre devant pour faireoffice de porte. Une fois, les détenus ont été privés de nourriture pendanttrois jours. Puis, les militaires ont ramené des rations alimentaires dans desgrands bidons, destinées, à l’origine, à l’armée française, et devenuesimpropres à la consommation. Tous les détenus ont eu, ensuite, des problèmes dedigestion, des crises de foie, des diarrhées.

Iln’y avait évidemment pas de visite. Le seul échange avec l’extérieur venait des«nouveaux». «On les voyait qui arrivaient, après être passés par un centre detorture, très amochés, et on voyait partir ceux que les gendarmes ou les gardesmobiles venaient reprendre et qui, très rarement, revenaient. «Quand quelqu’un,arrêté, parlait sous la torture et désignait un détenu se trouvant à BenAknoun, les gendarmes ou les gardes mobiles ou les paras venaient le chercher»,a raconté Ben Youcef. Les indicateurs, les «bleus»- comme on les appelait,parce qu’ils étaient habillés en bleu de chauffe- venaient souvent dans lasalle, le visage découvert ou caché à l’aide d’un sac passé sur la tête (d’oùleur surnom de bouchkara) ; ils fixaient longuement chacun, dans le but dedécouvrir un suspect qu’ils désigneraient alors aux paras pour qu’il soitemmené. «Pour nous, c’était un moment de grande angoisse devant le risque deretourner à la salle de tortures et de finir «disparu», s’est souvenu BenYoucef. Sur la porte de la salle de torture, un écriteau avertissait lesdétenus: «Ici, on entre comme des lions, on sort comme des moutons». Il s’estrappelé le jour où Lounis Khodja (qui sera président d’une organisation patronaleaprès l’indépendance) a été ramené de la salle de torture après avoir étéaffreusement brûlé au chalumeau.

Dansle centre, pour un rien, les coups pleuvaient. Les parachutistes rivalisaienten brutalités et s’amusaient à humilier les détenus. Le chanteur Lamari étaitdans le camp de Ben Aknoun. Un des indicateurs l’ayant reconnu exigea qu’ilchante une chanson, «Bambino», et Lamari a du obéir. Un jour, un légionnaires’est mis au centre du camp et, montrant du doigt des avions de chasse quipassaient, a lancé, avec cynisme, «regardez, ils emmènent Ali La Pointe auciel». Les détenus comprirent qu’Ali La Pointe était mort. C’était au débutoctobre 1957. Avec la rentrée scolaire, le lycée devait reprendre sa fonctiond’établissement d’enseignement. Les détenus furent obligés de remettre en étatles salles avec les tables et les chaises.

BenYoucef Rebah et d’autres ont été transférés au camp de Beni Messous. C’était uncentre de tri, «déclaré». «On était plus à l’aise», a-t-il fait remarquer. Iln’y avait pas de corvées. Le camp était administré par un commissaire qui étaitmembre de la SFIO (à l’époque, le chef du gouvernement français était lesocialiste Guy Mollet). Régime carcéral, les visites de familles tous les 15jours. La liste des internés était remise à la préfecture pour un semblant delégalité. Il y avait quelque 30 tentes (guitoun) dans un espace entouré de filsbarbelés, à raison de 20 à 30 par tente. Une tente était réservée à unecinquantaine de femmes détenues.

AprèsBeni Messous, Ben Youcef a été transféré au centre de Camp du Maréchal(Tadmaït) qui était réservé aux 18 à 20 ans. Lui, avait 18 ans. «Dès que noussommes arrivés au camp, à la descente des camions, ce fut une pluie de coupsjusqu’aux baraquements que nous avions rejoints en rampant sur plus d’unecentaine de mètres», a-t-il raconté. Le centre était tenu par les chasseursalpins. Régime carcéral. Accès aux toilettes deux fois par jour. Un chef desalle était désigné pour chaque baraque. Il y avait parfois la visite deparlementaires français, les militaires présentaient des détenus, bien propres,bien habillés et les faisaient passer devant des panneaux représentant les«bienfaits»  du colonialisme (photosd’hôpitaux, d’écoles,...). Il fallait faire semblant d’être intéressés parcette «exposition». Les militaires donnaient des cours qui consistaient surtoutà apprendre La Marseillaise et à la réciter.

Quandun militaire français rentrait dans la salle, au signal du chef de salle «1, 2,3», les détenus devaient crier trois fois «vive la France !» et lorsque lemilitaire allait partir, le chef de salle lançait, à trois reprises,«Algérie !» et les détenus devaient compléter «française !». BenYoucef s’est rappelé un détenu qui avait été arrêté à Paris et amené à Camp duMaréchal et qui avait refusé de crier «vive la France». Les militaires l’ontsorti de la baraque et l’ont isolé dans un coin pour l’obliger à le faire maisau signal «1, 2, 3», il lançait «vive l’Algérie!». Les militaires ont eu beauinsister, il criait à chaque fois «vive l’Algérie!» et à la longue s’est mis àcrier n’importe quoi. «Nous avions assisté à cette scène. Les militaires l’ontemmené et on ne l’a plus revu », s’est souvenu Ben Youcef. A Camp duMaréchal, on trouvait des jeunes rescapés d’accrochages. Ils servaient comme«accessoires» à l’armée coloniale; les soldats les prenaient comme supportspour les armes lourdes lors des combats contre l’Armée de libération nationale.La riposte des moudjahidine touchaient d’abord ces pauvres malheureux. Cesjeunes étaient également utilisés comme boucliers humains dans les assautscontre les moudjahidine de l’ALN réfugiés dans les grottes. Sur une centaine,les «rescapés» n’étaient que 15 ou 20 à revenir au centre de Camp du Maréchal.

Ben Youcef Rebah avait été arrêté une première fois,en mars 1957, en compagnie de son père, Ahmed Rebah, au domicile deSaint-Eugène. Ils furent conduits de nuit tous deux vers une villa située àquelques km, aux Deux Moulins, mise à la disposition des parachutistes, lesbérets bleus, qui s’en servaient comme lieu de torture. Les personnes arrêtéesétaient emmenées dans une cave réaménagée et partagée en box ceinturés de filsbarbelés, sans cloisons entre eux, «comme en Indochine», leur avait-on dit. Lacave donnait directement sur la mer. Les corps des détenus qui succombaient sous les tortures étaient jetés à lamer. Ben Youcef et son père ont été gardés, une nuit, dans un de ces boxes.L’intervention d’un voisin, notable musulman, auprès du capitaine quicommandait ce centre, les sauva d’une «disparition» certainement programmée parles parachutistes. Ils furent extraits de la cave et conduits au Cercle duBaron, à quelques mètres de là, avant d’être libérés dans la matinée. 

Ben Youcef a été arrêté une troisième fois, un jourde septembre 1959, dans l’après-midi, pour avoir protesté contre desparachutistes qui brutalisaient son père qu’ils venaient d’arrêter dans la rueà Saint-Eugène. Ils furent emmenés, tous deux, au Casino de la Corniche(Pointe-Pescade, aujourd’hui Rais Hamidou) transformé en lieu de torture (aprèsl’attentat à la bombe qui l’a visé le 3 juin 1957). Ben Youcef a été libéré lanuit même (au moment du couvre feu), après l’intervention d’un voisin partisande l’Algérie française, Mourad Kaouah (qui a, par contre, aggravé la situationdu père en le désignant comme le responsable de l’engagement dans l’ALN del’aîné, Nour Eddine). Les parents et les petits frères de Ben Youcef étaienteffrayés par son état quand il entra à la maison. Les marques de coups étaientbien visibles et il souffrait du genou. Jeté dans un petit vestiaire du Casino,transformé en cellule, « ils se sont mis à plusieurs à me frapper sansarrêt», avait-il raconté.

BenYoucef fut contraint d’interrompre ses études à cause de ces arrestations. Aprèssa libération de Camp du Maréchal en 1958, il s’est trouvé exclu du CollègeGuillemin (actuel lycée Okba) où il était inscrit. L’année scolaire était déjàlargement entamée et avec la grève 1956-1957, cela lui faisait deux annéesconsécutives d’absence. Il ne pourra reprendre ses études qu’aprèsl’indépendance. Jusqu’à juin 1965, il aété journaliste à Alger républicain. Il occupa ensuite un poste de cadre dansla TAL (future Sonipec) puis à la SNLB, et a servi honnêtement son pays, sansjamais réclamer son «attestation communale». Il est décédé le jeudi 30 mars2017 à Alger, à l’âge de 78 ans.

M’hamed Rebah (frère de Ben Youcef)



Voir tous les articles de la catégorie "Focus"