Aller sur la plage peut être un calvaire quand on est Algérienne. C'est pour cela qu'un groupe de près de 3 200 femmes a vu le jour il y a deux semaines sur Facebook, à Annaba. Objectif : se baigner en nombre pour ne plus craindre les regards. En toile de fond, un harcèlement sexuel et moral inhérent à un conservatisme culturel prépondérant.
"J'ai toujours refusé de restreindre mes libertés à cause de certains hommes, mais beaucoup de femmes n'ont pas ce 'courage'". Lorsqu'elle va à la plage, Randa est mal à l'aise. Pourtant, malgré les regards insistants, les remarques et les insultes, la jeune Algérienne de 22 ans n'hésite pas à porter son maillot de bain deux pièces. "Je suis victime de harcèlement sexuel depuis que j'ai des formes féminines. Je sais que c'est universel mais j'ai l'impression que ça sévit plus chez nous", raconte cette habitante d'Annaba, une ville côtière du nord-est de l'Algérie comptant près de 258 000 habitants.
"Ici, nous devons composer avec le harcèlement, que ça touche à nos tenues vestimentaires ou aux lieux que nous fréquentons. C'est extrêmement frustrant". Il y a une dizaine de jours, la bônoise a été ajoutée par sa voisine à un groupe "secret" – dont nous ne citerons donc pas le nom – sur Facebook. Créée le 1er juillet, la page a rassemblé 1 500 femmes en une semaine. Elle en compte désormais près de 3 200, vivant toutes à Annaba. Objectif : leur permettre de se baigner sans être gênées, et de la manière dont elles l'entendent.
Aller à la plage en nombre pour lutter contre le harcèlement
Le fonctionnement est simple. L'administratrice du groupe propose des dates, les membres choisissent celle qui les arrange le plus via un sondage, puis elles se donnent rendez-vous dans la semaine, à une plage de la ville. Deux sorties ont déjà été organisées, le 5 et le 8 juillet, et une autre a lieu ce jeudi 13. Randa a participé à la première. "C'était très agréable car on se sentait bien, à l'aise, épanouies au milieu de beaucoup de femmes. On se sentait supérieures numériquement donc c'était très rassurant", raconte la bônoise. Si les premières sorties ne comptaient que quelques dizaines de membres, 100 sont déjà attendues pour la prochaine.
"Chez nous, être seule en bikini au milieu d'une dizaine d'hommes, ce n'est pas agréable", confie Randa. En venant en nombre, en se baignant à plusieurs, les femmes montrent qu'elles existent au même titre que les hommes. Car c'est de cela qu'il est question : se réapproprier l'espace public. "Si on ne fait pas ça, on risque d'être bannies des plages comme on l'est de certains cafés. La rue est envahie par les hommes", assure Randa. Les femmes, elles, se font de plus en plus discrètes, victimes de harcèlement sexuel et moral, "au quotidien".
Par mesure de sécurité, une des règles régissant le groupe Facebook est son caractère secret. Ainsi, les dates et lieux de rendez-vous ne sont connus que par les femmes qui en sont membres. Motif : éviter une riposte d'hommes désapprouvant l'initiative, qui pourraient venir aussi nombreux que les femmes ."Je ne pense pas que l'on en soit à l'agression physique. Mais, pour moi, le harcèlement moral et sexuel est une agression, et ce n'est pas normal de subir ça" déplore Randa.
Une initiative qui fait débat sur les réseaux sociaux algériens
Le groupe est parvenu à maintenir ses informations confidentielles, bien qu'il fasse parler de lui sur les réseaux sociaux algériens. En cause : un article, publié dans Le Provincial ce lundi 10 juillet. La jeune femme qui l'a rédigé, Lilia, 24 ans, fait elle-même partie du groupe. C'est une anecdote qui s'est déroulée le week-end du 8 qui lui a donné envie de relater l'initiative.
Alors qu'elle est sur une plage payante à Skikda, à environ 80 km à l'ouest d'Annaba, une équipe de handball féminine arrive. Les joueuses sont en maillot de bain. Sur la plage, un homme s'énerve en les voyant et dit à sa femme, en burkini : "Viens, on rentre !". Elle tente de le convaincre de rester, mais il s'emporte et renverse les affaires posées sur la table à côté de lui. Lorsque son épouse lui demande de les ramasser, il lui répond : "Non. Le personnel ne me respecte pas en laissant entrer des filles nues sur la plage, donc je ne le respecte pas non plus". Pour Lilia, c'en est trop.
Les femmes en maillot de bain, dénoncées et "affichées" sur Facebook
Pas pour tous. Alors que le mois du Ramadan prend fin – le 24 juin –, des pages Facebook algériennes voient le jour. Elles appellent à boycotter le maillot de bain. Pire, elles incitent les hommes à photographier, dans l'espace public, les femmes qui en portent pour les "afficher" sur le réseau social. "Les autorités n'interviennent pas. Les pages ne sont pas réglementées, pas surveillées et ça se répercute à l'extérieur", dénonce Lilia.
La lutte contre le port du maillot de bain n'est pas réservée aux hommes. Des campagnes féminines fleurissent également sur les réseaux sociaux. Ici, il est écrit : #Je me baigne avec mon hijab, nous laissons la nudité aux animaux.
A juste titre. Des répercussions violentes ont notamment eu lieu pendant le "mois sacré", alors qu'une campagne sur les réseaux sociaux ciblait les femmes non voilées et celles qui sortaient seules le soir. Un article paru le 24 juin dans Le Provincial fait notamment état d'une agression commise le 22 juin au soir, contre une jeune femme, en plein centre-ville d'El-Bouni, une ville voisine d'Annaba. Après l'avoir insultée, trois hommes déchirent ses vêtements. Motif : sa jupe, "trop courte". La semaine précédente, une jeune fille, également en jupe, est fouettée par un motard avec un câble électrique.
"J'ai peur que Lilia et les autres femmes soient agressées physiquement"
"Alors je vous laisse imaginer ce que les femmes risquent pour un bikini…", regrette le frère* de Lilia, âgé de 22 ans. Quand la jeune femme lui a parlé du groupe Facebook, son cadet s'est inquiété pour elle. "J'ai peur que Lilia et les autres femmes soient agressées physiquement, parce qu'ici la gent féminine est vue comme un bout de viande. Pour moi, une majorité des jeunes n'a pas le niveau pour avoir une réaction intelligente face à l'initiative du groupe", confie-t-il. Malgré ses craintes, il encourage la démarche. "Mais c'est un grand pas ! Je trouve ces femmes héroïques, surtout dans notre société actuelle. Les mentalités doivent évoluer".
Le frère de Lilia n'est pas le seul. Si aucun homme ne peut intégrer le groupe Facebook, ils sont nombreux à le soutenir. Musta, 26 ans, est journaliste et féministe. Pour lui, la religion sert surtout de prétexte à certains hommes pour se comporter de la sorte : "Les motivations religieuses n'ont aucun rapport avec leurs agissements, même si c'est le prétexte principal derrière lequel ils se cachent pour faire marcher leur propagande haineuse". Musta considère qu'il est nécessaire de multiplier les initiatives comme le groupe confidentiel. "La femme algérienne ne pourra s'émanciper qu'à travers des actes comme celui-ci".
S'il est encore trop tôt pour dresser un constat, les membres du groupe sont confiantes, satisfaites de leur mobilisation. "Ce sont les prémices d'un féminisme qui nous est propre, sourit Randa. J'ai confiance en la femme d'ici, qui veut se libérer, s'émanciper de la tradition et de la culture locale, qui nous relègue à un statut de mère au foyer, soumise et domestiquée. Il faut qu'on se donne les moyens de faire évoluer les mœurs."*Le jeune homme a souhaité rester anonyme.
Par Floriane Valdayron in Marianne