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Dr. Mahmoud Boudarène à Algérie1 : «Les algériens veulent façonner leur avenir et participer à l’édification du futur de la communauté»

30-05-2019 23:20  Amine Bouali

Entretien réalisé par Amine Bouali

 Le docteur Mahmoud Boudarène (Photo)estpsychiatre. Il a 64 ans. Il a été de 2007 à 2012 député du Rassemblement pourla Culture et la Démocratie (RCD). Il a publié trois livres. En 2005, il faitparaître à Alger,’’Le stress entre bien-être et souffrance’’ aux éditionsBerti. En 2012, il sort ‘’L'action politique en Algérie, un bilan, une expérienceet le regard du psychiatre’’ aux éditions Odyssée de Tizi Ouzou.

 Son troisième ouvrage intitulé ‘’La violencesociale en Algérie, comprendre son émergence et sa progression’’ est paru enseptembre 2017 aux éditions Koukou.

 C’est à un médecin de l’âme habitué à secoltiner avec le réel de son pays que nous avons demandé quelques éclairagesautour de la psychosociologie du hirak algérien.

 Algérie1: Dr. Mahmoud Boudarène, dansvotre dernier livre,’’La violence sociale en Algérie’’, paru il y a moins de 2ans, vous écriviez que « la violence est devenue banale, ordinaire dansnotre pays. Elle s'est emparée du corps social et est devenue structurelle ». Or,depuis un peu plus de 3 mois maintenant, soit depuis le 22 février, voilà quedes centaines de milliers, sinon des millions d’Algériens, femmes et hommes,jeunes et moins jeunes, défilent pacifiquement, chaque vendredi, dans toutes lesvilles d’Algérie, avec un haut niveau de civisme et dans une grandeauto-discipline personnelle et collective. Selon vous docteur, qu’est-ce quis’est passé, quel processus (psychologique) a été enclenché pour que cesAlgériens qu’on disait hyper-violents, qu’on comparait volontiers à des volcansen ébullition, se soient ainsi métamorphosés en citoyens responsables quimanifestent leur mécontentement avec une telle attitude policée ?

 Dr. Mahmoud Boudarène: Ce que j’aidit dans mon livre n’est pas en contradiction avec ce que nous observonsaujourd’hui. Je dirai même que mon propos d’hier rend intelligible, en partie,ce que nous vivons aujourd’hui. La violence qui s’était emparée de la sociétéhier, accouche d’une certaine façon de la conciliation d’aujourd’hui. Lepassage à l’acte violent qui était la seule voie de résolution des conflitssemble s’être apaisé.

 Ce qui conforte l’idée que l’algérien ne naitpas agressif et que la violence n’est pas dans ses gènes, comme nous l’avonsentendu dire ici ou là. La vie qu’il mène est pénible et, parce qu’elle estfaite de manques et de privations multiples, elle génère une grande souffrance.

 L’algérien n’est pas heureux dans son pays, ila perdu l’initiative sur une existence qu’il n’a pas choisie, une existence quilui a été fabriquée et imposée par une gouvernance faite de hogra etd’humiliation. Il n’a pas accès à la décision et est dépouillé de tous lesattributs qui font de lui un citoyen, il a perdu sa souveraineté et n’est paslibre de bâtir son destin et celui de sa communauté. Il n’existe pas, il n’estrien.

Cette existence qui le force àl’indignité a fait de l’algérien un individu émotif, irritable et en constantecolère. Il est une boule de nerf. Sous l’emprise d’une rancune tenace, ilfonctionne à l’instinct et comme un animal, il devient grégaire. Il s’inscritdans une logique de territoire qu’il croit sous la menace permanente, qu’ildoit défendre.

Pris dans ce piège, il ne sait plusdialoguer, il est sur ses gardes et mord sans discernement. Le voisin en faitles frais.

La révolution présente lui offre lapossibilité de sortir de ce huis clos personnel. Elle lui montre qu’il n’estpas seul dans la souffrance et qu’il peut différer sa propre colère etesquisser avec ses compatriotes un projet collectif national, en s’engageanttous ensemble dans une lutte contre le système politique qui les a conduits àl’indignité.

 La perspective d’une vie meilleure a faittomber l’émotion, baisser la colère et a fait naitre le sourire sur tous lesvisages. C’est ainsi que la violence s’est amenuisée.

 Par ailleurs, cette espèce de libération de laprison intérieure a exalté le génie des algériens et promu leurs capacités àgérer leurs émotions. La dérision et l’humour sont les mécanismes de défensepsycho-sociaux, si je peux les nommer ainsi, qui ont contribué fortement àfaire baisser les tensions et réduire l’agressivité des uns et des autres.

C’est grâce ou à cause de cela que la colèrequi s’est emparée de la population - quand le système a voulu imposer denouveau un Bouteflika malade et inapte à diriger le pays, l’humiliation detrop! - n’a pas engendré de la violence et tout ce que celle-ci aurait puprovoquer comme destruction. L’inconscient collectif s’est ingénié à mettre enplace ce mécanisme de défense - que les psychanalystes appellent une formationréactionnelle - pour faire tomber l’agressivité et éviter le passage à l’acteviolent.

 La colère a pu trouver ainsi une voie derésolution dans la joie, l’humour et la créativité qui ont marqué lesnombreuses marches à travers le territoire national.

Les slogans nombreux, les expressionsdiverses, les caricatures, les appels à «dégager», de toutes sortes, ainsi queles chants variés ont été les canaux par lesquels la colère et la rancoeur descitoyens ont pu s’échapper pour faire baisser la pression et éviter latentation de la violence.

Sigmund Freud appelait cela la sublimation. Laprésence des femmes et des enfants a également largement contribué à amplifierl’ambiance joyeuse et colorée des marches et à pacifier les manifestations. Lacommunion dans les revendications a ajouté à la liesse qui s’est emparée dupeuple et la testostérone, cette hormone qui fait monter l’agressivité, alaissé la place à l’ocytocine, l’hormone de l’amour et de l’attachement.

La biologie s’est ainsi faite l’alliée decette insurrection populaire. Les appels au calme et à l’apaisement participentde cet état d’esprit. Ceux-ci étaient indispensables, quand bien même le faitd’appeler au calme ne suffit pas à lui seul à conjurer le risque de violence.Cette dernière était dans l’air et les citoyens en avaient très peur. La peurdevait être neutralisée, c’était l’objectif. Il faut souligner que des rumeursinsistantes sur de possibles provocations circulent toujours sur les réseauxsociaux. Ces rumeurs effraient les sujets les plus anxieux qui servent decaisse d’amplification à la rumeur et à la frayeur. Les appels au calme sontdonc là aussi (surtout) pour rassurer et tenter de rompre le cycle infernal dela contagion par la peur. La peur est le déclencheur de la violence. C’est doncla première qu’il faut éloigner des esprits pour conjurer la seconde et l’uneet l’autre sont par certains aspects, contagieuses.

Il n’y a pas eu de provocation - le systèmeaurait pu être tenté par cela. Il faut souligner aussi que les algériens ontconnu la violence absolue et la folie meurtrière du terrorisme. Chacun sesouvient de la décennie noire, et les jeunes qui sont au coeur de cette dynamiquerévolutionnaire ont grandi dedans. Cela ne peut pas ne pas avoir imprimé dansla vie psychique de chacun le souvenir des meurtrissures que cette violence aengendrées. Un véritable traumatisme psychique, sans doute toujours présent etd’autant plus vivace que les printemps arabes sont venus conforter l’idée quetoute révolution est nécessairement porteuse de violence et de deuils. Lesexemples de l’Irak, de la Syrie puis de la Libye sont dans le discours dusystème et sont, comme des épouvantails, exhibés systématiquement pour effrayeret dissuader le peuple insurgé.

C’est sans doute une des raisons quiont fait que l’Algérie n’a pas, en ce temps, pris le train de ces révolutions.De mon point de vue, les violences subies par le passé et les traumatismes dontelles se sont rendues responsables sont donc également au coeur de cettealchimie qui a produit ce miracle algérien.

Algérie1: Depuis 1962 etl’indépendance acquise, et à l’exception de quelques rares moments historiquesoù ils ont vibré en communion avec leurs gouvernants, les Algériens souvent sesont sentis incompris dans leur propre pays. Une sorte de fossé mental, fait de méfiance etde crainte, les séparait de ceux qui avaient, en principe, la responsabilité deveiller sur eux, de les aimer, de les protéger, de leur assurer les meilleuresconditions de leur développement.

Cela a engendré chez eux dessentiments négatifs qui ont forgé leur inconscient collectif et provoqué leurattitude démissionnaire de citoyens.

Est-ce que cette analyse du «cas»algérien, en tant que psychiatre, vous paraît fondée, Dr. Mahmoud Boudarène ?Et est-ce qu’on peut faire le portrait psychologique d’un peuple comme on lefait habituellement pour les individus ?

Dr. Mahmoud Boudarène: Je ne croispas que le peuple ait vraiment eu quelques moments de communion avec sesgouvernants. Il n’y a pas d’amour, ni d’un côté ni de l’autre. Le régimepolitique s’est occupé de prendre et de garder le pouvoir, de s’enrichir etd’engraisser ses clientèles; le peuple, quant à lui, s’est contenté de rester àl’écart, il a regardé impuissant piller les richesses de son pays.

Le fossé s’est creusé dès l’indépendance quandun clan s’est saisi de force du pouvoir et a ignoré la volonté populaire.L’exercice autocratique et autoritaire du pouvoir qui s’en est suivi a fait lereste. Il a consacré unilatéralement le divorce. Le peuple est répudié puisspolié de sa souveraineté. Il est privé de son histoire, de son identité et desa liberté.

Il est terrorisé et soumis par labrutalité. Il ne peut pas, dans ces conditions, y avoir d’amour entre le peupleet son tyran, il ne peut y avoir que de la rancoeur, de la haine; comme il nepeut y avoir d’intérêt pour les affaires de la cité, celles-ci étantconfisquées et réservées au seul pouvoir en place.

Il n’est pas inutile de rappeler que l’actioncivique et politique était la propriété exclusive du système. Chacun sesouvient de l’article 120 des statuts du FLN, il avait proscrit toute formed’expression politique ou civique en dehors de la tutelle du parti unique.

Le peuple est donc dépossédé de son existencepropre, il n’a aucune emprise sur la projection de son avenir; pis que cela, ilest exproprié. Son pays ne lui appartient pas. Il y vit comme un apatride, sanspossibilité de le revendiquer. Non! Le peuple n’est pas incompris, il estvolontairement ignoré et méprisé par le système politique en place, et cedernier n’a jamais eu le souci de son bien-être. Le système agit comme unpropriétaire, comme un occupant, un maitre absolu, comme un colon. Il estcraint et le peuple, terrorisé, s’est résigné à abandonner les attributs quifondent la citoyenneté.

Comme des indigènes, les algériens nes’intéressent plus à leur patrie confisquée et se sont détournés de la viepolitique et sociale, des affaires de la cité. Ils ont capitulé et ont acceptéde vivre dans l’aliénation de leur être.

Le portrait psychologique estcelui-là, c’est celui de l’algérien à la veille du premier novembre 1954.Aujourd’hui, le même état d’esprit anime le peuple. Il faut se révolter, lesystème en donne une excellente occasion avec l’humiliation de trop qu’il avoulu infliger à l’Algérie. Le cinquième mandat est un viol des consciences quin’a pas été accepté. L’inconscient collectif a fait le reste.

Algérie1: En ces heures décisivespour notre pays, et en tant que psychiatre, est-ce que vous ne pensez pas quele service le plus utile que pourrait rendre le pouvoir (en tant que personnagesymbolique) au peuple algérien serait qu’il se mette à son écoute, qu’il nel’humilie pas, qu’il booste ainsi sa capacité de résilience, pour que ce peuplealgérien renoue avec l’estime de lui-même et qu’il y puise l’énergie de bâtirson Algérie de demain?

 Dr. Mahmoud Boudarène: En ces heuresdécisives, comme vous dites, le peuple n’a qu’une seule demande - pour ne pasdire exigence -, le départ du système, des symboles et des hommes quil’incarnent. C’est la seule voie possible pour la restauration de sa dignité.

Les citoyens sont présentementdéterminés - et les manifestations du vendredi le montrent clairement - à seréapproprier la décision politique et à reprendre l’initiative sur leur destin.Ils veulent façonner leur avenir personnel mais aussi participer àl’édification du futur de la communauté.

 Nous ne sommes plus dans le cas de figure oùles algériens quémandent une écoute, de la considération ou même le dialogueavec un pouvoir qui les a longtemps ignorés, humiliés et jetés dansl’indignité. Le système qui a gouverné depuis l’Indépendance à ce jour, aspolié le peuple de sa souveraineté et de sa liberté. Il l’a aliéné.

Ce qui se passe aujourd’hui, cetterévolution ou cette dynamique révolutionnaire est fondamentale en cela qu’elleconstitue un véritable processus de désaliénation. Le peuple a décidé des’émanciper d’une tutelle qui a étouffé toutes ses espérances, bridé lesinitiatives et interdit l’expression du libre arbitre et de la libreconscience.

Vous évoquez la capacité de résilience, ils’agit aussi de cela mais à condition que ce concept de résilience soit relié àl’idée du bonheur. Un peuple sans bonheur perd, en tout cas en partie, sescapacités de résilience. Parce que l’initiative sur son avenir a été tout letemps entravée et parce qu’il a été enfermé dans une existence qu’il n’a paschoisie, il est stressé. Il ne peut donc pas prétendre à la créativité, àl’investissement dans le travail et à l’engagement déterminé pour laconstruction du destin commun.

Et si l’estime de soi se nourrit detout cela, le citoyen algérien, comme tous les citoyens du monde, a besoinégalement (surtout) de la liberté d’initiative et de liberté tout court pours’accomplir. C’est dans le sentiment de plénitude et de satisfaction -narcissique par certains aspects - que procure le nécessaire accomplissement desoi que l’individu puise son énergie pour bâtir et se rendre utile. Se rendreutile, c’est cela le bonheur et le système politique qui a pris en otage lepays depuis 1962 à ce jour en a privé le peuple algérien.



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