Abandon d'un livre contenant des informations supposées gênantes pour le Royaume du Maroc en échange de deux millions d'euros: deux journalistes français soupçonnés d'avoir voulu monnayer leur silence ont été inculpés à Paris, mais l'un d'eux a dénoncé une "manipulation". Eric Laurent et Catherine Graciet, qui préparaient un livre sur le roi du Maroc dont la sortie était prévue en début d'année prochaine selon les Editions du Seuil, ont été inculpés dans la nuit de vendredi à samedi pour chantage et extorsion de fonds, a affirmé à l'AFP une source judiciaire.
Les deux journalistes, des indépendants auteurs de nombreux ouvrages, ont été laissés libres sous contrôle judiciaire. Celui-ci leur interdit notamment d'entrer en contact entre eux ou avec tout autre protagoniste du dossier. Ils avaient été interpellés jeudi à Paris et placés en garde à vue à la sortie d'un rendez-vous avec un représentant du Maroc au cours duquel "il y a eu remise et acceptation d'une somme d'argent", selon une source proche du dossier.
Via son avocat William Bourdon, Eric Laurent a contesté samedi toute infraction. Certes, il a bien cherché un "accord financier" avec le Maroc autour de son livre, mais sans chantage. Il a au contraire dénoncé un "traquenard" et une "manipulation" de Rabat, assurant qu'il réclamerait un non-lieu.
L'avocat de Catherine Graciet, Me Éric Moutet, a également admis qu'il y avait bien eu un "deal financier". Mais, pour lui, celui-ci a eu lieu dans un "contexte très troublant": "Le royaume marocain a des comptes évidents à solder avec Catherine Graciet", a-t-il déclaré, en évoquant "un piège" dans lequel serait tombé sa cliente. Cette spécialiste du Maghreb, âgée d'une quarantaine d'années, a collaboré pendant deux ans au journal marocain "Le journal hebdomadaire", réputé pour son indépendance et contraint à la fermeture en 2010.
Début 2012, elle avait publié, déjà avec Eric Laurent, un livre accusateur contre Mohammed VI, intitulé "Le roi prédateur". L'édition du journal espagnol El Pais avait été interdite sur le territoire marocain le jour où le quotidien avait publié les bonnes feuilles du livre.
'Ne plus rien écrire'
Plus de trois ans plus tard, le 23 juillet, Éric Laurent contacte le cabinet royal et explique qu'il prépare un nouveau livre, a rapporté à la presse l'avocat du Maroc, Me Eric Dupond-Moretti. Selon lui, Eric Laurent obtient alors un rendez-vous au cours duquel il propose de renoncer à son projet moyennant trois millions d'euros.
Le Maroc porte plainte à Paris, où une enquête est ouverte. Dans ce cadre, des réunions ont été organisées, "des rencontres filmées, enregistrées, entre le représentant du roi" et les journalistes, selon Me Dupond-Moretti. "C'est précisément l'avocat mandaté par le roi qui piège les journalistes par des enregistrements sauvages", a affirmé de son côté l'avocat de Catherine Graciet, jugeant qu'"il y a dans cette affaire une logique de stratagème".
Selon l'avocat du Maroc, au cours de ces réunions, les journalistes auraient accepté de transiger à deux millions d'euros et sont sortis du dernier rendez-vous, jeudi, avec "un acompte substantiel de 40.000 euros chacun". Au cours de la rencontre, ils auraient signé un "contrat", dévoilé par la chaîne BFM.
Dans ce document manuscrit, ils s'engagent à ne "plus rien écrire sur le royaume du Maroc". En contrepartie, "nous confirmons avoir reçu à ce jour une avance de 80.000 euros", écrivent-ils. Cette affaire rocambolesque intervient alors que les relations, souvent passionnées, entre le royaume chérifien et la France connaissent une embellie après plus d'un an de brouille provoquée par une autre affaire judiciaire, une enquête française portant sur des accusations de torture à l'encontre du chef du contre-espionnage marocain.
La plupart des quotidiens du Maroc consacraient samedi leur Une à cette "opération de chantage". Le Matin, proche du palais, estimait que l'affaire pourrait être "un prélude à un débat sur l'objectivité et l'intégrité de la presse internationale", régulièrement accusée d'être trop critique envers le souverain. Dans un éditorial, le journal indépendant Alahdath qualifie les deux journalistes de "déviants" et juge qu'ils ne sauraient "justifier la moindre défiance vis-à-vis de la presse française". (Afp)