Par Abdellali Merdaci*
Les ayant-droit de l’inspecteur des Centres sociaux Ali Hammoutène (1919-1962), représentés par Maître Ali Hammoutène, avocat à Paris, entendent poursuivre une polémique sans objet réel, avec le même état d’esprit détestable qui consiste à discriminer l’auteur de ces lignes plus qu’à justifier des propos qu’ils ont tenu en toute responsabilité sur l’itinéraire « militant » de leur ascendant. Je voudrais préciser que je ne me suis pas directement adressé à eux et que je ne les connaissais pas avant leur courrier publié par « Algérie 1 », le 10 avril 2021, dans lequel ils m’interpellaient violemment, sur un ton vindicatif. Dans ma réponse à l’écrivain-chroniqueur du « Soir d’Algérie », Yousef Merahi, j’exprimais des doutes sur l’héroïsation des inspecteurs des Centres sociaux éducatifs assassinés le 15 mars 1962 par l’OAS, à Château-Royal (Alger). J’écrivais notamment : « Les victimes de la tuerie de Château-Royal, et notamment l’écrivain-instituteur du bled Mouloud Feraoun, appartiennent pleinement à l’histoire de la France, à l’histoire coloniale de la France, à ces témoins de la France et de l’œuvre française en Algérie et dans les colonies, que le président Macron s’apprête à célébrer dans les noms des rues et places de ses cités » (« Algérie 1 », 28 mars 2021). C’est un point de vue de chercheur dans un débat d’idées public.
Ce qui a fait bouger les Hammoutène, c’est une blessure d’amour-propre : ils n’admettent pas de lire et d’entendre que les animateurs des CSE, et parmi eux leur ascendant l’inspecteur Ali Hammoutène, sont morts pour la France coloniale, dans une de ses ultimes opérations pour contenir l’influence du FLN-ALN, dans une Guerre d’Algérie finissante. Ni le FLN-ALN, ni le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), ni l’instance supérieure du combat algérien, le Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA), ni l’État algérien indépendant n’ont jamais revendiqué les Centres sociaux éducatifs du gouverneur général Jacques Soustelle, ni leur bilan, ni leur histoire. J’insiste sur les aspects suivants :
- Citant les Centres sociaux éducatifs, institution de l’État colonial français, dans le cadre de deux contributions consacrées exclusivement à Mouloud Feraoun et aux propos de ses héritiers Ali et Fazia Feraoun (« Algérie 1 », 16 mars et 28 mars 2021), je n’ai pas mentionné à titre personnel l’inspecteur Ali Hammoutène. Son nom est apparu aux côtés de ceux de Max Marchand, Mouloud Feraoun, Marcel Basset, Salah Ould Aoudia, Robert Eymard, dans le contexte précis de l’assassinat perpétré par l’OAS contre ces animateurs des CSE. Je ne l’ai ni rabaissé ni calomnié. Dans la discussion que je mène depuis 2014 relativement aux thèses révisionnistes d’Ali Feraoun sur le parcours dans la Guerre d’Algérie de son père, un acteur important de l’espace littéraire algérien, la part des CSE est marginale.
- Dans une réponse singulièrement injurieuse et inutilement polémique (« Algérie 1 », 10 avril 2021), Maître Ali Hammoutène entreprend de faire valoir un passé militant (PPA-MTLD-FLN) de l’inspecteur des CSE Ali Hammoutène et l’établit comme chahid de la Guerre d’Indépendance nationale. Ces qualifications ne sont pas du domaine public, donc accessibles à tous, et leur source n’est pas référenciée.
Or Maître Ali Hammoutène se réserve le droit d’aller en justice pour enregistrer un fait d’histoire jusqu’alors méconnu, qui apparaît publiquement pour la première fois dans sa réponse sus-citée, qui devrait, selon lui, faire force de loi. Cette situation est tout autant absurde qu’ubuesque lorsque le seul ressort des faits, à présenter devant un tribunal, serait l’écriture de l’histoire de la Guerre d’Algérie par le petit-fils de l’inspecteur des CSE Ali Hammoutène, au nom de ses ayant-droit. L’histoire, principalement celle de la Guerre d’Indépendance, ce sont faits attestés et non pas une méchante phraséologie. Qui a parlé d’« objurgations légitimes » ?
- Jusqu’à plus ample informé, le 15 mars 1962, à Château-Royal (Alger), ce sont des inspecteurs des CSE qui ont été la cible des tueurs fascistes de l’OAS et non pas, parmi eux, un militant du FLN (Ali Hammoutène) et un combattant de l’ALN (Mouloud Feraoun). Ces qualifications attribuées à ces deux victimes de l’OAS par leurs ayant-droit ne sont consignées dans aucun ouvrage d’histoire, ni dans de mémoires et des chroniques d’acteurs de la Révolution algérienne. Sont-elles effectivement homologuées par des certifications officielles d’une institution de l’État algérien ? Laquelle, précisément ? J’en ai pris connaissance dans les déclarations de leurs ayant-droit Ali Feraoun et Ali Hammoutène.
- Le fait que l’inspecteur des CSE Ali Hammoutène soit mort en chahid dans l’atroce tuerie de l’OAS, le 15 mars 1962 à Château-Royal (Alger) n’est pas, au-delà de l’émotion qu’elle a suscitée, un fait acquis dans l’historiographie de la Guerre d’Algérie. Quelles enquêtes de probation de l’Organisation nationale des Moudjahidine (ONM) et du ministère des Moudjahidine en ont décidé. ? Quels sont les faits de guerre anti-coloniale des inspecteurs des CSE et d’Ali Hammoutène ? Ils ont, certes, enseigné dans des gourbis des rudiments de langue française et de calcul et diffusé quelques bienséantes règles d’hygiène à des populations captives de l’armée coloniale, qui n’avaient pas connu les « bienfaits » de la colonisation. [Malraux].
L’inspecteur Ali Hammoutène est mort dans son service des CSE dans une guerre franco-française, en marge de la Guerre d’Algérie. Sauf, à détourner le sens du combat de nos glorieux chouhada tombés face à l’ennemi français, c’est un martyr d’une cause française. S’il devrait être reconnu comme chahid de la Révolution algérienne, il faudra alors dans une équité partagée, accoler cette reconnaissance à toutes les victimes de cette tuerie de l’OAS. Et que l’organisme de l’État qui la certifie s’en explique pour lever toute équivoque et trancher. C’est un débat d’histoire nationale, qui ne devrait admettre aucun doute.
- L’OAS s’est attaquée à des Algériens de toutes conditions sociales, entres autres des domestiques des familles coloniales, des personnes isolées dans les territoires interdits des quartiers européens et, aussi, des Français, comme Maître Popie, avocat, proche du FLN. L’inspecteur Ali Hammoutène n’est pas tombé sous les balles de l’OAS dans une rue d’Alger, en militant du FLN, ciblé par des tueurs de l’OAS, publiant bruyamment cette mise à mort. En quoi, l’inspecteur Ali Hammoutène et ses collègues des CSE, tués en service commandé pour l’État colonial français dans une action du dernier quart d’heure de l’Algérie française seraient-ils des martyrs (chouhada) de la Révolution algérienne ?
Je prends acte du fait que c’est devant la justice que les ayant-droit Hammoutène veulent valider une aura de militant et de chahid de leur ascendant alors que je les invitais à le faire devant les lecteurs d’« Algérie 1 » pour lesquels ils témoignent de leur « respect ». Je dénonce cette criminalisation et cette judiciarisation de la pensée critique. En ma qualité de chercheur algérien, exerçant en toute liberté, j’ai le droit d’interroger, relativement à mon objet de recherche, en l’espèce le parcours dans la Guerre d’Algérie de l’écrivain Mouloud Feraoun, tous les événements qui s’y rattachent, particulièrement l’assassinat du Château-Royal, le 15 mars 1962.
Dans ma réplique publiée dans « Algérie 1 », le 12 avril 2021, en réponse aux allégations et aux gesticulations des ayant-droit Hammoutène, j’ai posé comme nécessaire le seul recours aux faits prouvés et non pas aux présomptions et aux fantasmes. Ainsi, les CSE, créés spécialement par l’État colonial français pour détourner de la lutte de libération nationale des populations algériennes fragilisées, lorsqu’elles n’étaient pas emprisonnées dans des camps, seraient une sorte de bras armé du FLN-ALN ? Le fait que la résistante anti-nazi Germaine Tillon en a été la caution, qui en dehors du soutien à de rares militants du FLN (ainsi Yacef Saâdi), ne s’est jamais explicitement désolidarisée de l’entreprise coloniale française en Algérie, ne peut être reçu comme une garantie. Répétons-le : les CSE ont été institués par le gouverneur général Jacques Soustelle, en 1955, pour relancer l’idée coloniale, il ne faut pas en faire, une cellule clandestine FLN-ALN Cela se serait su. Disons-le sans détour : aux CSE, le cas de l’inspecteur Ali Hammoutène – et de ses collègues Marchand, Feraoun, Ould Audia, Basset, Eymard – ne peut être assimilé à celui de la moudjahida Annie Steiner (1928-2021), agent de cette institution, décédée récemment, qui a fait le choix clair de la guerre anti-coloniale, en payant par une longue et pénible détention le prix de son engagement. Cette démarche exceptionnelle mérite le respect et la reconnaissance des Algériens. Quelles bombes la fantomatique « cellule FLN-ALN des CSE », pour autant qu’elle ait existé, a-t-elle aidé à fabriquer, à transporter et à poser dans une terrible guerre urbaine ? C’est là encore un point d’histoire à documenter et non de la diffamation.
Revient-il aux héritiers Hammoutène de faire prévaloir par l’invective et l’intimidation leur propre écriture de l’histoire, particulièrement sur la triste fin des Centres sociaux éducatifs et de leurs animateurs, en distinguant parmi eux le « chahid » Ali Hammoutène. Les héritiers Hammoutène ne sont au fond que des intrus dans une discussion d’histoire littéraire qui ne concerne que l’écrivain Mouloud Feraoun. Tout ce que j’ai pu écrire sur la démarche révisionniste d’Ali Feraoun dans mes contributions d’« Algérie 1 », mais aussi, depuis 2014, dans d’autres organes de la presse nationale, en historien de la littérature, connaissant parfaitement l’œuvre du « Fils du pauvre », son cheminement dans l’histoire coloniale et l’énorme fond historique et critique qui s’y greffe, ne concerne que le seul Mouloud Feraoun. Pour la compréhension de la littérature algérienne des années 1950, il est important de découvrir que Mouloud Feraoun a porté les armes dans les rangs de l’ALN, comme le soutiennent ses héritiers, alors qu’il n’a jamais consenti de son vivant à s’exprimer publiquement au bénéfice du FLN-ALN et du combat indépendantiste du peuple algérien opprimé. Si l’Université et les médias sont passés à côté de ce débat pour des motivations qui ne sont pas toujours lisibles, fallait-il le rejeter dans les sous-sols ombreux de l’histoire littéraire ?
Les Hammoutène ont saisi honteusement l’aubaine de ce débat d’histoire littéraire pour faire parler de leur ascendant et le projeter dans un héroïsme discutable, qu’ils n’ont pas accompagné de preuves. À défaut d’apporter des arguments objectifs et surtout la preuve officielle de la licéité du statut de « chahid » de l’inspecteur des CSE Ali Hammoutène, qu’ils lui confèrent sans justification politique, administrative et institutionnelle, ils se sont prêtés à des injures et à des calomnies pour disqualifier le chercheur que je suis et atteindre à son honneur, matériellement prouvées dans leurs correspondances publiées par « Algérie 1 » (10 et 27 avril 2021), qui relèvent de l’appréciation de la justice. Il s’agit, en l’occurrence, non pas de débat d’idées, mais de diffamation au sens que lui donnent les dispositions pénales algériennes.
Est-ce une tendance actuelle assez marquée ? L’histoire – et le débat d’idées – devrait s’écrire dans les prétoires, par les juges ? Cela ne me dérange pas de vider cette mauvaise discussion devant un tribunal. Ce n’est pas la première fois, pour le semblable motif de l’écriture de l’histoire par des ayant-droit d’acteurs de l’histoire nationale, plus nettement de la Guerre d’Indépendance. En 2008, en raison d’un article sur l’influence de l’Allemagne dans l’histoire du mouvement national algérien et de ses répercussions dans la littérature et les cultures populaires, donné au « Quotidien d’Oran », les ayant-droit du colonel Mohammedi Saïd (« Si Nacer ») me convoquaient devant un tribunal parce que j’avais évoqué son itinéraire d’officier nazi pendant la Seconde Guerre mondiale dans les rangs des Waffen SS et des « SS Mohamed » et son rôle dans les massacres de populations à Melouza (douar Beni Ilmène, 27 mai 1957, 301 morts dont des femmes et des enfants et des hommes sans armes), qu’ils devaient confirmer publiquement dans un droit de réponse au quotidien oranais. Je renvoie sur cet imbroglio littéraire et judiciaire à mon ouvrage « Algérie, une suite allemande », Constantine, Médersa, 2008. Encore une fois, l’histoire littéraire et culturelle n’est pas trop éloignée de l’histoire politique, celle qui indispose et inquiète, que le patron des Archives algériennes, M. Abdelmadjid Chikhi, a récemment réprouvée, parce qu’elle met en cause des intérêts de personnes encore vivantes et de leurs parentèles.
Je me rendrais à la convocation de la justice algérienne pour faire valoir la seule vérité des faits, sur ce qui est le cœur de cette polémique, la reconnaissance par une institution algérienne comme fait de guerre anti-coloniale de l’événement de Château-neuf, le 15 mars 1962 et, conséquemment, l’attribution du statut de chahid à une de ses victimes. En attendant cette discussion devant les juges sur cet événement, j’en appelle aux historiens et à l’Organisation nationale des Moudjahidine, puisque cette institution en aura délibéré si, formellement, elle a décerné la médaille de chahid à l’inspecteur Ali Hammoutène des CSE, mort dans un des tous derniers épisodes de la crise de l’État colonial français, dans une rivalité franco-française portée les factions d’ultras et de fascistes européens pour le maintien de l’Algérie française ; j’en appelle également au ministre des Moudjahidine, parce que dans ce cas précis l’Algérie ne fabrique pas de chouhada. Ce débat, ils en ont aussi la responsabilité.
Abdellali MERDACI
*Écrivain, critique et historien de la littérature