Mohammed Dib (avec Kateb Yacine, Mouloud Feraoun, Assia Djebar, Malek Haddad, Mouloud Mammeri) est l'un des pères fondateurs de la littérature algérienne d'expression francophone. Né le 21 juillet 1920 à Tlemcen, Mohammed Dib a écrit ses premiers ouvrages en Algérie (dont sa célèbre trilogie "Algérie", composée des romans "L'Incendie", "La Grande Maison" et "Le Métier à tisser").
Homme discret, réservé de tempérament, Mohammed Dib pouvait rester, selon des témoignages, plusieurs heures dans une assemblée sans dire un seul mot. L'homme était totalement happé par la création et ses interventions publiques étaient parcimonieuses.
Nous avons profité du passage à Alger de la fille de Mohammed Dib, Catherine Naïma Dib (qui vit à Bruxelles et vient de participer à une émission de Canal Algérie consacrée à son père) pour lui demander d'esquisser pour nous le portrait intime d'un Algérien du monde qui était d'abord un écrivain.
Algérie1 : Madame, tout le monde sait en Algérie qui est Mohammed Dib. Même les enfants vous diront: "c'est un très grand écrivain!". Mais l'homme, l'être humain, peut-être parce qu'il appartient à cette race d'auteurs qui écrivent beaucoup et parlent peu (du moins en public) a été presque totalement occulté par son œuvre. Le personnage Mohammed Dib est resté, aux yeux de la majorité de ses lecteurs, une sorte d'énigme, un sphinx qui trône sur un nuage. Parlez-nous, Madame, si vous voulez bien, de l'homme que fut votre père, car, pour beaucoup d'Algériens, il est comme un grand frère qu'ils aimeraient mieux connaître.
Catherine Naïma Dib : Tout d’abord, je confirme que mon père était un homme discret, voire secret et ce trait de caractère s’est accentué au cours de sa vie. Je l’explique tout d’abord par sa personnalité et son éducation. Dans l’une de ses interviews, il dit, en racontant sa promenade à Tipasa avec Albert Camus, qu’il avait plaisir à le voir danser au soleil mais que lui-même n’aurait pu faire de même car il vivait ses émotions de manière intériorisée. A cela s’ajoute le fait que sa biographie n’a pas fait l’objet de recherches sérieuses et les fiches biographiques qu’on peut lire ici et là sont approximatives. Il reste donc un personnage mystérieux.
Des raisons extérieures - et pas seulement sa personnalité - expliquent aussi sa volonté de rester en retrait. Je citerai deux motifs de déception qui ont marqué sa vie. Le premier touche en grande partie à sa relation à l’Algérie. Comme vous l’avez mentionné dans votre journal (rubrique "Indiscrétions") il est revenu dans son pays après l’indépendance pour essayer de trouver un emploi et y vivre avec sa famille, en vain! C’est pourquoi il se qualifie de "travailleur immigré en France" dans sa dernière interview (l’entretien réalisé par Mohamed Zaoui (1998). J’ajoute qu’il n’a jamais demandé la nationalité française, qu’il n’a jamais eu d’autre passeport qu’algérien et qu’il vivait en France avec une carte de résident. J’insiste sur ce fait car, d’une part on lit parfois des propos mensongers sur ce plan, d’autre part ceux qui les écrivent sont, selon moi, mal intentionnés.
Il a également été très peiné d’apprendre, grâce à des amis qui lui écrivaient ou lui téléphonaient pour l’en informer, que ses livres étaient publiés en Algérie et dans d‘autres pays, sans que lui-même ne soit ni consulté ni rémunéré. De la même manière, des adaptations de ses œuvres voyaient le jour à son insu, au théâtre ou à la télévision, sans qu’il n’ait même jamais eu l'occasion de voir ce théâtre ou ces feuilletons.
Une pièce de théâtre créée à partir de son œuvre a tourné en Union soviétique pendant des années sans qu’on ne l’en informe, ni qu’il touche un centime de droit d’auteur. Je n’ai pas peur d’affirmer qu’il a été victime de piratage à grande échelle et que cela l’a meurtri moralement. Et il avait besoin de gagner sa vie, comme tout le monde…
Un deuxième motif de déception était lié à la réception de son œuvre – et plus largement l’œuvre des écrivains maghrébins- par la critique, en France, et à un défaut de reconnaissance de la littérature maghrébine francophone. Après la période de ses débuts en littérature, où il fut accueilli et entouré par de grands écrivains comme Aragon et Jean Cayrol, il a ressenti au fil du temps un appauvrissement de la scène littéraire pendant que le phénomène commercial et médiatique prenait le pas. Il participait volontiers à des conférences et à des signatures de livres lors d’une nouvelle parution mais il n’était pas homme à faire la tournée des plateaux TV pour assurer la promotion de son œuvre, obligation à laquelle les écrivains se plient aujourd’hui.
Il m’a expliqué un jour, alors qu’il était âgé, qu’il se sentait seul comme intellectuel et écrivain. Il lui manquait ce dialogue qu’il avait pu avoir, dans les années 1950 et 1960 avec des écrivains ou – par journaux interposés - avec une critique digne de ce nom qui ne se bornait pas seulement à mentionner la parution d’un livre mais engageait véritablement la discussion avec lui, en analysant l’œuvre, avec force et sincérité. Et il était d’autant plus heureux, à la fin de sa vie, des échanges avec quelques universitaires pour qui il avait de l’estime, de vive-voix ou par courrier, car ils étaient les seuls avec qui il puisse nouer un véritable dialogue sur son œuvre.
A propos du défaut de reconnaissance dont témoigne la critique française à la littérature francophone, Mohammed Dib s'exprime clairement sur ce sujet dans ses derniers écrits :
"Il y a de ces pisse-copie qui ne seraient jamais des critiques. Pour cela, il faut un minimum de culture, à tout le moins de curiosité. Sur un certain point, ils se ressemblent tous, qu’ils tâcheronnent pour une feuille de droite ou une feuille de gauche : ce point étant de se souvenir subitement des écrivains algériens, proies faciles, au jour et à l’heure où il est bon de s’assurer à bon compte un papier "intéressant". Comment ? En nous rappelant notre chance, et notre bonheur, de pouvoir écrire en français. Et de nous demander de le reconnaître, dans une interview – avec eux. Il n’est pas un d’entre nous qui ne l’ait fait volontiers, et plus d’une fois. Or une fois, ou même plusieurs, ne semble pas suffire. Ces gens veulent nous entendre périodiquement le seriner, et aussi leurs lecteurs, il faut croire. Sans manquer de faire miroiter, à nos yeux, tout le bénéfice que nous en retirerions, et sans jamais se soucier de ce que nous apportons, nous, à la langue française" (M. Dib)
Ces déceptions nous éclairent sur la distance que Mohammed Dib a voulu prendre, de plus en plus à partir des années 1970, vis-à-vis des manifestations publiques et de la scène littéraire.
Mais son portrait ne se limite pas à cette attitude réservée, loin de là. C’était un homme joyeux et sociable. Il était enthousiaste, curieux de tout, toujours content d’apprendre, dans les domaines de la politique, la nature, la science, l’art : peinture, sculpture, architecture, musique et, bien sûr, littérature. C’était un intellectuel éclairé qui semblait sortir tout droit de la Renaissance ou du temps des Lumières, ce qui n’est pas contraire avec la grande modernité de son style et de ses valeurs.
Il avait une culture étendue et des dons dans de nombreux domaines, un grand esprit qui aurait pu se réaliser aussi bien comme philosophe, peintre ou scientifique que comme écrivain. J’ai la chance de posséder l’un de ses tableaux, de sa période de jeunesse à Tlemcen : un paysage vallonné et ombragé où l’on voit les oliviers de Mansourah qui révèle son don de peintre.
En même temps, mon père avait beaucoup d’humour. Il aimait inventer de petits contes pour enfants qu’il racontait en nous impliquant dans le récit. Il se plaisait à dire des devinettes et des blagues qui venaient de lui passer par la tête.
Il évoquait certains moments de son enfance, autour de sa mère et des fêtes familiales et il essayait alors de se souvenir en détails de la musique, des plats servis à cette occasion, des vêtements ou encore des broderies que réalisait sa mère.
Il fut très jeune quelqu'un de responsable. Il avait connu la pauvreté dans son enfance: il était l'aîné d'une famille dont le père était décédé alors qu'il avait 11 ans. Dans un conflit familial, les siens furent dépossédés de leur part d'héritage et c'est sa mère, une veuve, qui fut le soutien de la famille à cette période-là. Il en a gardé pour le reste de sa vie un sentiment de responsabilité et un très grand respect pour sa mère. Il nous racontait les excursions à la campagne, lorsque la famille élargie se déplaçait pour une journée aux cascades d'El-Ourit, en emportant avec elle tout un équipage : balançoires, repas, nattes pour s’asseoir par terre, couvertures, transistors… Il insistait sur le rôle joué par sa mère, le général en chef de la famille qui, parfois, faisait remballer tout ce matériel quand elle estimait que – tout compte fait – le lieu ne lui plaisait pas. Il fallait repartir en quête d’un endroit plus agréable, même si tout était déjà bien installé. Il avait un souvenir heureux de ces moments et racontait que, même si la famille était nombreuse, il lui semblait que l’harmonie régnait et il n’imaginait pas, comme enfant, qu’une dispute puisse jamais éclater.
En paroles, il revendiquait une manière d’être plutôt méditerranéenne, avec des affirmations bien senties, des paroles fortes et des formules bien balancées : "Il faut exagérer, pour que les gens comprennent" disait-il avec un sourire. Je me souviens que, adolescente, je lui parlais d’un livre de manière plutôt fade : cela ne lui plaisait pas car il voulait qu’on exprime des opinions claires et nettes sur ce qui nous intéressait.
Il nous faisait rire, aussi, lorsque nous écoutions la radio tous ensemble le dimanche après-midi, en prenant le café après le repas. La tradition était d’écouter une émission de critique musicale, où chaque journaliste s’exprimait à son tour sur différentes interprétations d’une même œuvre. Il se moquait de manière très drôle de leur langage contourné et précieux, de leurs paroles mesurées...
Son langage parfois à l’emporte-pièces n’empêchait pas un vocabulaire châtié. Il détestait la vulgarité et de ma vie entière, je ne l’ai entendu dire un mot grossier, même au volant où il pouvait pourtant être agacé par les autres automobilistes.
A propos de ses valeurs, je ne vais pas insister sur ce qui découle de la lecture de son œuvre. Il était proche des gens quels qu’ils soient, avec une préférence pour les gens modestes, des écrivains ou des gens humbles, ceux qui restent dans l’ombre. Il était du côté des petits, des sans-grade…
S’il aspirait sans doute à être reconnu à sa juste valeur, il rejetait le snobisme et les mondanités : il recherchait des amitiés simples et sincères.
Il a toujours gardé l’idéalisme, les convictions et le romantisme de sa jeunesse. Il n’est jamais entré – ni par son mode de vie, ni par sa pensée - dans ce monde du matérialisme et de l’apparence où il se sentait un étranger. J’emploie le mot de "romantisme" de manière large. Je ne me réfère pas à un terme d’histoire de l’art. Je veux dire, par exemple, qu’il aimait de grands écrivains (Tolstoï, Henry James, Virginia Woolf parmi bien d’autres) non seulement pour la manière dont ils peuvent décortiquer l’âme humaine, mais aussi pour leur lyrisme, leur poésie, le bonheur qu’ils expriment au détour d’une page.
Il aimait la musique; c’était en fait un véritable mélomane, avec une préférence – en musique classique - pour Schubert, Beethoven, Bach... Nous avons aussi eu la chance de découvrir la musique arabo-andalouse, grâce à lui ; il nous faisait écouter les disques du festival d’Alger de 1969 et des enregistrements privés de maitres tlemcéniens, comme Abdelkrim Dali.
Il aimait aussi la nature et en particulier les parcs et jardins, où nous allions souvent nous promener. A Tlemcen, il y a de beaux jardins publics, à Rabat aussi où nous avons vécu en 1962-63, dans la région parisienne… De chez nous, à La Celle-Saint-Cloud, nous pouvions rejoindre la forêt en quelques pas, où nous nous promenions le dimanche. Nous allions aussi flâner dans le beau parc du château de Saint-Germain-en-Laye, tout près de chez nous. Un autre de ses plaisirs était de musarder chez les antiquaires, les brocanteurs et bien sûr, dans les librairies.
Pour terminer, j’évoquerai son goût pour les travaux manuels. Il recouvrait nos livres scolaires quand nous étions petits. Il aimait bricoler et il a aménagé lui-même et décoré de ses mains sa maison de campagne de Verpel, dans les Ardennes françaises. Il disait que c’était "sa datcha comme dans "La Cerisaie" de Tchékhov’". Cette maison réunissait ce qu’il aimait : le calme, la famille, une bibliothèque bien fournie, quelques amis parfois, des voisins serviables…
Algérie1 : Est-ce que vous pouvez nous confier, Madame, pour clore cet entretien quelques anecdotes qui montrent l'homme qu'a été Mohammed Dib dans l'intimité de sa famille, avec ses amis écrivains ou dans sa vie de tous les jours ?
Catherine Naïma Dib : Mon père accordait beaucoup d’importance aux enfants. Cela se voit bien sûr dans la trilogie "Algérie", dont le héros est un enfant et dans la "trilogie nordique" avec le personnage de la petite Lily Belle.
L’un des passages qui m’ont le plus émue, dans son œuvre, est celui où il annonce la mort d’un moudjahid, un fellah qui tenait à aider sa fille à faire ses devoirs de mathématiques, dans L’Incendie. Et il pose la question de savoir qui aiderait désormais la petite orpheline à faire ses devoirs.
Comme anecdote illustrant l’importance que Mohammed Dib accordait à ses enfants, je remonte à la période – vers 1969 – où mon jeune frère Faïz s’est cassé une jambe en jouant dans la forêt près de chez nous, sur une petite île agrémentée d’une grotte fréquentée par les gamins de son âge.
Mon père, prévenu par les copains de mon frère, a immédiatement descendu ce chemin pour ramener mon frère sur son dos, sur un chemin qui grimpait jusque chez nous sur plus d’un kilomètre. Et c’est lui qui lui a donné cours, à la maison, en attendant qu’il puisse reprendre les études. Il était alors en première année de collège et je me souviens en particulier des leçons d’histoire où il expliquait que "l’Egypte est un don du Nil"…
Il accordait aussi de l’importance aux jeunes - à leur langage, comme on peut le voir dans ses derniers écrits – et se plaisait à les encourager. A l’occasion du dernier prix littéraire qu’il ait reçu, le Prix des Découvreurs, accordé par la Ville de Boulogne sur Mer, il a renoncé à la somme qui lui était allouée. Il voulait que cette récompense soit donnée à un jeune auteur qui faisait partie de la même sélection. "Il faut encourager et soutenir les jeunes écrivains" disait-il. Et il était très heureux du cadeau qu’il avait demandé, à la place de cette somme d’argent : la reliure en cuir de l’un de ses livres, qu’il gardait près de lui, dans une petite bibliothèque qui faisait corps avec le divan où il a passé les dernières semaines de sa vie.
Vous savez qu’il était généreux. Vous avez mentionné dans votre journal qu’il avait cédé la récompense liée au premier prix littéraire que lui avait accordé l'Algérie aux enfants des chouhadas. Un dernier souvenir, qui illustre cette fois-ci son besoin de tendresse et de douceur. Quelques semaines avant son décès, il me téléphonait pour me demander de lui envoyer parfois un livre ou l’autre, parfois un disque car il ne pouvait plus faire de courses et ma mère ne sortait pas car elle restait près de lui. Le dernier disque qu’il m’ait demandé, ce sont des chansons de Joan Baez que nous écoutions, nous ses enfants, quand nous étions adolescents et que – sans que nous le sachions alors – il entendait sans doute de son bureau. Dans ses derniers jours, il a retrouvé, peut-être, cette période heureuse en écoutant la voix cristalline de Joan Baez et il a sans doute voulu retrouver, tout simplement, de la beauté et de la douceur.
Une toile de Mohamed Dib : Les oliviers de Mansourah
La machine à écrire de Mohamed Dib