Entretien réalisé par Amine Bouali
Ahmed Bedjaoui est sans conteste le «Monsieur cinéma» de notre pays (il a notamment animé, avec brio, de 1969 à 1989, la célèbre émission de la télévision algérienne « Télé Ciné club »). En 1966, il est sorti diplômé de l'IDHEC (la grande école de cinéma parisienne) et, depuis 1983, il est titulaire d'un P.H.D. en littérature américaine. Le parcours riche et sans rupture de cet homme de passion et d’engagement laisse rêveur. Écrivain, enseignant universitaire, producteur, critique de cinéma, responsable dans le domaine de la culture : sa soif d’apprendre, son désir de transmettre, sa volonté d’entreprendre semblent sans limite. Tout au long de sa carrière, il a exercé d’importantes fonctions. Il a été notamment directeur des archives à la Cinémathèque algérienne de 1966 à 1971, responsable du département de la production cinématographique à l’ex-RTA (Radio-Télévision Algérienne) où il a accompagné jusqu’à leur conclusion plus de 70 longs métrages, vice-président du Conseil national de l’audiovisuel de 1987 à 1991, conseiller pour la communication auprès du Premier ministère algérien, directeur du réseau REMFOC (organisme destiné au perfectionnement des journalistes maghrébins). En 2003, il a été nommé commissaire-général adjoint pour l'Année de l'Algérie en France. Ahmed Bedjaoui est l’auteur de plusieurs ouvrages : "Cinéma et guerre de Libération, des batailles d'images", "Littérature et cinémas arabes", "La Guerre d'Algérie dans le cinéma mondial", "Le cinéma à son âge d'or", "La Saga de la création de la cinémathèque algérienne (1965-1969)" et "Images et visages". En 2015, l'UNESCO lui a décerné la médaille Féderico Fellini pour services rendus à la culture cinématographique à travers le monde. En 2016, il a reçu, à Paris, le titre d’officier des Arts et Lettres. En 2019, il a présidé le jury du 26e FESPACO, au Burkina Faso. Ahmed Bedjaoui a accepté de répondre aux questions d’Algérie1.
Ahmed Bedjaoui : Pour répondre à cette question, il faudrait revenir à l’origine de l’effondrement de notre cinéma national. J’ai toujours dit et écrit que ce démantèlement des structures avait pour origine deux facteurs importants : d’abord une volonté politique de tuer le cinéma, volonté qui s’est exprimée lorsque le Premier ministre de l’époque a décidé, en 1995, de dissoudre toutes les entreprises qui géraient le cinéma sans prendre aucune mesure pour mettre en place des structures de transition. Tout a été remis aux Domaines pour une liquidation pure et simple. Signe révélateur, le siège de la société de production, situé aux Asphodèles à Alger, a immédiatement été affecté comme siège du parti dirigé par le même Premier ministre. Mais il faut dire que cette situation de faillite a été également rendue possible par des gestions catastrophiques dues essentiellement à l’incompétence criarde des personnes désignées à la tête de ces entreprises. Ce sont donc ces deux facteurs combinés (volonté politique de nuire au cinéma et incompétence des cadres dirigeants du secteur) qui ont conduit à la mort annoncée de notre cinéma.
C’est dur à dire, mais après le rôle éminent joué par le film lors de notre guerre de Libération, cet assassinat en règle sonne comme une trahison des idéaux de notre Révolution.
La distribution étant à l’époque monopole du secteur d’Etat, les films ont cessé d’être importés et les salles se sont mises à montrer des films en DVD. Tous les métiers annexes ainsi que la formation se sont mis en sommeil.
Tous les ministres qui se sont succédés à la tête de la Culture, sont arrivés en faisant, depuis près de vingt ans, des déclarations généreuses et récurrentes sur la « relance » du cinéma, en promettant en particulier de rouvrir les salles de cinéma. Ils se sont sans doute heurtés à cette volonté politique que j’évoquais plus haut de ne pas permettre aux Algériens de se regrouper dans des salles obscures et de n’avoir comme seule alternative que la télévision.
Mais le résultat est là : nous avions en 1962 450 salles pour 9 millions d’habitants; nous en avons aujourd’hui moins de vingt en fonctionnement commercial pour 45 millions d’Algériens !
Beaucoup de salles sont aujourd’hui fermées, en ruines ou détournées de leur vocation. Celles qui ont été rénovées à coup de milliards restent fermées faute de distributeurs et de films.
En attendant, l’Etat a permis de financer des dizaines de films (certains avec des budgets conséquents) que le public algérien n’a jamais vus, faute de salles capables d’accueillir le public et de métiers de la chaîne de distribution/exploitation. Après une avant-première, le film finit sur des étagères pour un destin voué à l’oubli éternel.
Il y a bien les Maisons de culture et les salles polyvalentes. Mais combien de producteurs et/ou de cinéastes font l’effort de se déplacer vers le public au cœur du pays ? Ils préfèrent pour la plupart attendre l’hypothétique sélection dans des festivals étrangers pour recevoir la reconnaissance de « l’autre ». Ces films circulent souvent dans de petites villes françaises bien avant leur avant-première en Algérie. Il est particulièrement désagréable d’entendre des producteurs se plaindre du financement algérien alors que c’est celui-là même qui leur a permis d’être là.
Algérie1 : Il y’a beaucoup de jeunes, aujourd’hui, qui ne sont jamais allés dans une salle pour voir un film. La télévision et l'internet ne sont-ils pas un barrage quasi-infranchissable pour retrouver le goût des «salles obscures» en Algérie ? Une taxe sur les abonnements internet et TV peut constituer, peut-être, une aide précieuse pour soutenir le 7ème art...
Ahmed Bedjaoui: Malheureusement, avec le temps qui est passé depuis ces fameuses promesses non tenues, les salles de proximité situées dans les centre-villes sont aujourd’hui très peu attractives pour des spectateurs qui réclament (comme cela se fait ailleurs) des lieux de parkings ainsi que des espaces de loisirs et de restauration. De plus le marché algérien a été tellement cassé qu’on a perdu contact avec des éléments aussi simples que l’offre et la demande qui ont beaucoup évolué dans le monde du cinéma depuis quelques décennies. Les salles mono-écran qui proposent donc un seul film n’attirent plus personne et sont donc devenues obsolètes. Le spectateur a besoin de se voir offrir plusieurs propositions de programme pour qu’il fasse son choix. Les quelques festivals dont nous disposons attirent le public, d’abord parce qu’ils offrent à voir plusieurs films par jour.
La solution ne réside pas dans des taxes ou soutiens financiers. On a vu que le soutien massif à la production pendant la période de la « bahbouha » n’a rien apporté de structurel au commerce ou à l’industrie du cinéma. En réalité, le salut réside pour relancer le marché, dans la construction d’une vingtaine de multiplex, répartis en proximité des grandes villes du pays. Sauf que les autorités de notre pays ont constamment créé des obstacles à la construction de ces multiplex. Le premier de ces obstacles réside dans la loi 51/49 qui élimine le partenariat étranger, seul capable aujourd’hui d’apporter la technologie, le savoir-faire commercial et surtout, les films à distribuer.
Nous sommes aujourd’hui l’un des derniers pays du monde à ne pas disposer de complexes cinématographiques multiplex. Il s’en est construit des dizaines en Egypte (environ deux cents écrans de plus) et en Turquie (environ 400 nouveaux écrans) au cours de la dernière décennie. Il devient impératif d’adapter nos lois à nos besoins culturels, afin de permettre à notre cinéma de promouvoir une image digne de l’Algérie, comme ce fut le cas pour la production des années qui ont suivi l’Indépendance.
Il est triste de constater que deux générations de jeunes ont grandi sans connaître le plaisir de la fréquentation régulière des salles obscures. Le DVD est consommé individuellement et ne remplacera jamais la magie de l’échange magnétique collectif dans l’obscurité et face à un grand écran.
Quels conseils donneriez-vous aux jeunes qui rêvent de devenir cinéastes ou simplement souhaitent enrichir leur culture cinématographique, en particulier au sein de ciné-clubs ? Il n’y a pas, chez nous, suffisamment de publicité sur les activités du cinéma, que ce soit en Algérie ou dans le monde, comme ça se passe dans les pays développés (festivals, nouveaux films, etc...)
Ahmed Bedjaoui : Il est vrai que nous avons trop peu de festivals ou de rencontres cinématographiques si on se compare aux deux pays voisins maghrébins qui sont pourtant moins riches que nous. De plus, les aides publiques sont largement insuffisantes pour permettre à nos festivals de concurrencer des manifestations comme celles de Carthage ou de Marrakech. L’Etat avance régulièrement la question du sponsoring, alors que tout le monde sait que le marché du sponsoring est proche de zéro chez nous, sauf pour le foot. Il faudrait aussi cesser de sacrifier les budgets de la culture chaque fois qu’un crise se profile, ce qui n’empêche absolument pas de mettre en place des contrôles rigoureux de l’utilisation des fonds publics.
Quelles sont, selon vous, les grandes évolutions qu’a connu le cinéma depuis vos premiers coups de foudre cinématographiques jusqu’à aujourd’hui ? Comment imaginez-vous le cinéma de demain ?
Ahmed Bedjaoui : Il y a soixante ans, certains prédisaient que la télévision allait tuer le cinéma. Aujourd’hui c’est l’inverse qui se passe dans les pays avancés économiquement. La télévision a besoin du cinéma pour tenter de survivre et ce sont les grands studios d’Hollywood (et leurs techniciens du film) qui fabriquent les séries qui maintiennent en vie les grandes chaînes TV, sans oublier le fait que les meilleures audiences sont réalisées sur des chaînes cinéma cryptées, pour le plus grand bénéfice de l’industrie cinématographique.
Par ailleurs, certains pays comme la Turquie, l’Espagne ou la France, ont connu des affluences records, ce qui infirme la théorie de la fin annoncée du cinéma en salle.
Le cinéma reste l’art le plus populaire et le plus apte à faire rêver les êtres humains.
Le commerce cinématographique a fait sa mue, il y a quelques années, en passant du film argentique au DCP, plus léger et moins coûteux mais moins fiable en termes de conservation que le support film.
Il est bon de signaler à ce propos que l’un des chantiers prioritaires qui attend notre cinéma est la question de la conservation et de la préservation de notre patrimoine filmique. Cela concerne les copies positives que nous détenons par milliers, mais aussi et surtout les négatifs de nos films qui sont à l’étranger et qu’il est temps de rapatrier. Pour cela, il est indispensable de créer des conditions de conservation adéquates. Beaucoup de choses ont été réalisées ces dernières années grâce à un programme européen « Med Héritage » et un lieu de stockage pour les archives films a même été identifié. Malheureusement, certains indices laissent à penser que ce dossier risque d’être relégué aux oubliettes, malgré son urgence absolue.
Quels sont, d’après vous, les films qu’il faut absolument avoir vu dans sa vie, et quel est votre film algérien préféré ?
Ahmed Bedjaoui : Je suis un tel amoureux du bon cinéma, que je me refuse de dresser une short-liste de films que je préfère. Ce sont une centaine de films que je pourrai citer depuis les grands chefs-d’œuvre en partant du muet pour arriver aux films les plus récents, que ce soit chez nous ou partout dans le monde. L’histoire du cinéma est trop riche pour qu’elle soit réduite à quelques titres. Et cela s’applique aussi au cinéma algérien qui a produit de nombreux chefs-d’œuvre et pas seulement au cours des années 1970.
Notre dernière question (qui n’a rien à voir avec les précédentes) s’adresse autant à l’homme de culture qu’au citoyen que vous êtes : que vous inspire la «Révolution du sourire» algérienne ?
Ahmed Bedjaoui : Pour moi l’Algérie a perdu le sourire en oubliant son cinéma. Le sourire lui revient aujourd’hui avec ce magnifique sursaut populaire qui s’exprime chaque semaine à travers tout le territoire national d’Est en Ouest et du Nord au Sud et qui réclame l’instauration d’un véritable Etat de droit. Avec la coupe d’Afrique, nous avons renoué avec l’Algérie qui gagne. Mon espoir le plus cher est que les Algériens retrouvent le chemin qui mène vers les salles de cinéma et qu’ils n’aient pas besoin d’aller ailleurs pour voir des films. Leur désir de liberté est aussi une quête profonde du bonheur.