L'historien et journaliste franco américain Ted Morgan qui a écrit en 2007 un livre intitulé "Ma bataille d'Alger" , qui a été traduit pour la première fois en français et sorti dans les librairies fin avril 2016, revient sur l'épisode qui a déjà fait couler beaucoup d'encre, ici en Algérie, sur la fin de parcours peu glorieuse de Yacef Saadi et Zohra Drif.
En 1955 Ted Morgan est appelé à faire son service militaire par la France alors en pleine Guerre d’Algérie. Morgan n’est guère enthousiaste mais il y va, par devoir dit-il. C’est cette expérience de deux ans qu’il raconte dans "Ma bataille d’Alger".
Pour notre part, nous nous sommes attelés à reproduire l'épisode qui révèle les faits troublants, c'est le moins qu'on puisse dire, de la rapide collaboration de Yacef et Drif avec les paras du général Massu, telle que décrite par l'auteur.
Yacef et Drif se rendent en moins d'une minute
Ted Morgan écrit : "Les parachutistes remontent rapidement grâce aux renseignements tirés de la torture vers la cachette de Yacef Saadi et Zohra Drif. (...) "Godard ordonne que l'on pose des explosifs près de la trappe, un artificier prépare une charge de plastic. Godard crie pour prévenir qu'une charge à mèche longue est posée, et que Yacef a dix minutes pour se rendre. Yacef jette alors son pistolet-mitrailleur dehors et sort avec Zohra Drif, mains en l'air. (...) il n'a pas fallu plus d'une minute pour qu'il capitule."
(...) Dans la casbah, le mot court qu'on l'a capturé sans résistance, au contraire de Ramel et Mourad qui se sont battus jusqu'à la fin.
(...) Yacef et Zohra restent vingt-deux jours au QG des paras, faisant des dépositions longues de plusieurs centaines de pages. Personne ne porte la main sur eux. Le haut commandement français défile pour les voir, comme si Yacef était une variété rarissime de panda dans un zoo. Salan vient le voir et le dévisage longuement, mais sans dire un mot. Massu lui confirme qu'il ne va être traité comme un terroriste mais comme un combattant. Au sortir de son entretien, Massu retire l'impression que Yacef Saadi tient plus de l'acteur de cinéma que du terroriste pur et dur. Ce n'est pas un Ben M'hidi. Il parait fragile, sans le moindre héroisme. Il s'est laissé prendre sans résistance. Et dans sa déposition, obtenue sans violence, il révèle l'emplacement de stocks de bombes ainsi que la cachette d'une réserve de pièces d'or. Zohra Drif, quant à elle, décrit dans sa déposition le rôle de jeunes femmes dans le soulèvement."
Yacef livre Ali la Pointe et Hassiba ben Bouali
Ted Morgan révèle que Yacef Saadi a donné la cachette, dans la casbah, où se trouvaient Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, Mahmoud et le petit Omar, au 5, rue des Abdérames.
"Au soir du 7 octobre, les hommes du 1er REP encerclent le quartier Porte-Neuve. A minuit, les paras s'enfoncent dans le réseau des ruelles obscures et se déploient de terrasse en terrasse. A 5 heures du matin, on évacue les maisons alentour, et à 6 heures, une dizaine de paras pénètrent au numéro 5. Yacef Saadi est avec eux, enveloppé dans une grande gandoura à capuche et menotté à l'un des adjoints du capitaine Léger (toujours en permission), le lieutenant Joseph Estoup. Ils grimpent ensemble les escaliers jusqu'au deuxième étage et pénètrent dans un appartement où Yacef désigne une banquette cachant une porte secrète dans un mur de brique.
les paras savent que Ali ne se rendra pas, contrairement à Yacef. même s'il a avec lui, recroquevillés dans un espace de trois mètres carrés, Hassiba, Mahmoud et le petit omar.
Ali est de la trempe de Ramel et Mourad, prêt à se battre jusqu'à son dernier souffle. (...) Le capitaine Allaire, celui à la barbe broussailleuse, l'appelle au haut-parleur :
- Rends-toi Ali, c'est fini. Yacef Saadi est ici. On te promet qu'il ne te sera fait aucun mal.
Pas de réponse. le commandant Guiraud, qui commande le détachement de paras en l’absence du colonel Jeanpierre, blessé, décide de placer une charge d'explosif contre la porte secrète et des mines anti-char. (...) A 6h15, les mines explosent, (...), les murs du bâtiment s'effondrent.
Je vais par moi-même voir les dégâts. Les décombres ressemblent à ce que devait être Dresde en 1945 après les frappes aériennes alliées à la bombe incendiaire. Hassiba, le jeune Omar et Mahmoud sont affreusement défigurés. Quant à Ali la pointe, il est littéralement déchiqueté.
Yacef récrit l'histoire, déformant les faits
Ted Morgan termine son livre en donnant son avis sur le film "La bataille d'Alger", du réalisateur Gillo Pontecorvo, sorti en 1965 dont Yacef Saadi est l'un des producteurs et où il y joue son propre rôle.
L'auteur écrit "Mais cette grande référence du cinéma-vérité comporte un défaut fondamental. C'est Yacef Saadi qui y joue son propre rôle. Et il récrit l'histoire, déformant les faits pour enjoliver les circonstances de sa capture. Le film montre aussi un informateur qui se fait torturer pour révéler la cachette d'Ali la pointe. Alors que j'affirme qu'en réalité c'est Yacef Saadi lui-même qui a conduit les paras vers son frère d'armes, caché avec une jeune femme et deux garçons. N'en déplaise à la doxa algérienne actuelle, tant Yacef Saadi que Zohra Drif ont parlé après leur capture sans y être contraints et sans être torturés."