En marge du colloque organisé les 4 et 5 décembre 2016 à Tlemcen, à l'occasion du centenaire de la naissance du premier président de l'Algérie indépendante, feu le Président Ahmed Ben Bella, nous avons recueilli le témoignage du moudjahid, le professeur Amine Damerdji, frère du chahid le docteur Tidjani Damerdji, sur un épisode particulier de la vie militante de l'ancien président, à savoir le détournement de l'avion d'Air Atlas, le 22 octobre 1956, un appareil navigant sous pavillon marocain, dans lequel se trouvait Ahmed Ben Bella en compagnie de quatre de ses frères de combat: Mohammed Boudiaf, Hocine Ait Ahmed, Mohammed Khider et Mostefa Lacheraf.
Cet acte de piraterie aérienne commis par l'armée française a modifié le cours de la guerre de Libération nationale et a été, selon le mot de Ben Bella lui-même, "un accélérateur de l'Histoire". Au contraire de la propagande coloniale qui a voulu y voir plutôt "la mort de la rébellion algérienne, puisqu'on venait de lui couper la tête."
Au milieu de cette journée du 22 octobre 1956 donc, et quelques heures après le décollage de cet appareil d'Air Atlas à partir de la capitale marocaine Rabat, l'avion officiel dans lequel avait pris place le roi Mohammed V décolla lui aussi de Rabat à destination de Tunis. Dans la capitale tunisienne, le souverain marocain devait rejoindre le président tunisien Habib Bourguiba avec lequel il allait entamer une mission de "bons offices" entre le président de la république française de l'époque, René Coty, son premier ministre socialiste Guy Mollet (dont le programme de gouvernement était la recherche d'une paix négociée en Algérie) et des responsables de la Révolution algérienne.
Sur le tarmac de cet aéroport de Rabat, ce 22 octobre, une foule en liesse de plusieurs centaines d'Algériens établis dans la région (mais aussi des Marocains) s'étaient massés pour saluer le départ de Ben Bella et de ses quatre compagnons qui allaient s'envoler, à bord de cet avion d'Air Atlas, vers Tunis. L'espoir de ces patriotes algériens était grand quant aux résultats des négociations que les responsables de la Révolution allaient engager dans la capitale tunisienne et qui pouvaient aboutir à terme à "l'émancipation" de leur pays. En gros, le plan qui devait être discuté à Tunis prévoyait une "autonomie" de l'Algérie pendant une durée de 10 ans, avant son indépendance totale.
Parmi ces Algériens présents ce jour-là en masse, sur le tarmac de l'aéroport marocain, il ne reste, selon le professeur Amine Damerdji, et à sa connaissance, qu'un seul témoin en vie, en l'occurrence M. Fadel Bouayed qui vit actuellement à Alger.
Pendant que Ahmed Ben Bella s'apprêtait à monter, en même temps que ses quatre compagnons, dans l'appareil d'Air Atlas en empruntant la passerelle, un Algérien établi à Salé, et qui exerçait le métier d'interprète au Maroc, Abdelkader Rahal, l'interpella soudain avec ces mots: "daouaa makhdouaa!" ( "il y a de la trahison dans l'air"). Ben Bella montra sur son visage une certaine irritation puis s'engouffra à l'intérieur de l'avion qui fit cap, dans un premier temps, en direction de Palma de Majorque (dans les Iles Baléares) sur sa route vers Tunis. Mais il fut arraisonné à mi-chemin entre ces deux villes par des avions de chasse de l'armée coloniale qui l'obligèrent à atterrir à Alger.
La suite des événements a montré que l'avertissement qu'adressa ce jour-là Abdelkader Rahal à Ben Bella, était fondé puisque non seulement les services de renseignement français étaient au courant de la mission des célèbres occupants de l'appareil d'Air Atlas, mais également les irréductibles de la colonisation (rétifs à tout dialogue avec les nationalistes) ainsi que, comme le suggérèrent plus tard certains observateurs, des personnages-clefs de cette péripétie de la guerre d'Algérie, comme le prince héritier Hassan 2, qui a été peut-être "mis au parfum" de ce qui se tramait à Paris, dans des officines occultes, pour détourner l'avion d'Air Atlas et arrêter les responsables algériens.
Dans la nuit du 22 au 23 octobre 1956, donc juste après le détournement de cet appareil, le roi Mohammed V appela au téléphone, à partir de Tunis où il était arrivé quelques heures plus tôt, le président français René Coty (qui était, dit-on, en pyjama !) pour dénoncer l'acte de piraterie aérienne inqualifiable qui venait de se produire et proposa d'envoyer à Paris son propre fils, le prince héritier Hassan 2, en échange des cinq responsables algériens qui ont été fait prisonniers. Il précisa qu'il les considérait comme ses invités et donc sous sa protection ! Le président Coty appela son ministre Max Lejeune, un adversaire acharné de l'indépendance de l'Algérie, qui refusa de les libérer arguant "qu'il les considérait comme de dangereux "terroristes". Impuissant, René Coty déclara alors qu'il se sentait déshonoré et considérait que la France l'était aussi ! Le lendemain du rapt de l'avion d'Air Atlas, des manifestations populaires eurent lieu au Maroc pour dénoncer cet acte de terrorisme d'Etat.(terrorisme peut ici être écrit sans guillemets)
Après l'atterrissage forcé à Alger de l'avion transportant les cinq chefs de la Révolution, le général Lorillot (qui commandait la garnison au niveau de la Capitale) voulait les faire passer, disent certains, devant un tribunal militaire et les exécuter. Mais, révèle le professeur Amine Damerdji, un geste héroïque, accompli 12 ans plus tôt par Ahmed Ben Bella, contribua à lui sauver la vie (ainsi qu'à ses quatre compagnons d'infortune).
"En juin 1944, lors de la célèbre bataille de Monte Cassino en Italie, le capitaine Offel de Villancourt, qui dirigeait les soldats nord-africains engagés au côté des forces des Alliés pour combattre l'armée nazie et les troupes fascistes de Mussolini, fut grièvement blessé, raconte le professeur Damerdji. Et c'est le jeune Ahmed Ben Bella (qui participait à cette bataille décisive de la seconde Guerre mondiale) qui alla à son secours et le ramena à une base arrière, lui permettant d'être soigné et finalement de sauver sa vie".
"Aussi, après l'arraisonnement de l'avion d'Air Atlas, ce même capitaine Offel de Villancourt (qui avait pris entre temps sa retraite) adressa un télex au général Lorrillot, lui disant que "s'il touchait un cheveu de Ben Bella, il allait venir à Alger lui mettre une balle dans la tempe".
Ce télex du capitaine Offel de Villancourt, même s'il n'a pas décidé du sort des cinq otages algériens, montre en tout cas le respect que suscitait chez ceux qui l'ont côtoyé, le courage et la bravoure du premier président de l'Algérie indépendante.
Le professeur Amine Damerdji révèle également que "c'est le docteur Tidjani Damerdji qui était initialement membre de la délégation qui devait partir à Tunis, ce 22 octobre 1956, en compagnie d'Ait Ahmed, Mohammed Boudiaf, Mohammed Khider et Ahmed Ben Bella. Le docteur Tidjani Damerdji était, durant cette période, le président de la fédération des Algériens du Maroc. Mais au bas de la passerelle, un ministre marocain lui barra le chemin en lui disant: "Ya hakem (monsieur le médecin) cet avion n'est pas pour vous".
La question qui s'impose, dans ce cas de figure, est la suivante : quel était son but si effectivement ce ministre marocain est intervenu ? Le chahid docteur Tidjani Damerdji mourut en héros en avril 1957, en traversant la ligne Morice, au nord d'Oujda. Il avait quelques mois plus tôt fermé sa clinique à Rabat et décidé de rentrer dans son pays pour participer à la lutte armée.